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Georges LEFRANC Le Mouvement socialiste sous la troisième république tome 1 1875-1920 Petite bibliothèque Payot 1977 pages 65 à 71

Entre la centralisation autoritaire du guesdisme et l'organisation trop lâche du broussisme, était-il possible de trouver un juste milieu ? Jean Allemane le tenta.

Dans la série des grands fondateurs du socialisme français, il occupe une place à part : il est le seul alors, avec Malon, à être un ouvrier authentique.

Il est né le 25 août 1843 à Boucon-en-Sauveterre, dans les Pyrénées centrales, où son père était marchand de vin. Il fréquente l'école jusqu'à 10 ans ; puis il commence à travailler à Paris dans l'imprimerie. L'action syndicale, alors à ses débuts, l'attire ; dès 1862, il adhère à la Chambre syndicale des typographes. Il participe à la Commune ; s'il échappe à la mort, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité et envoyé à la Nouvelle-Calédonie d'où il tente vainement de s'évader en 1876.

Libéré par l'amnistie, il rentre en France ; l'Intransigeant de Rochefort, qui abrite toute une équipe de communards, l'utilise comme metteur en pages. Il rejoint d'abord le Parti ouvrier de Guesde, puis suit Brousse à la Fédération des Travailleurs socialistes.

Avec quelques camarades, il monte une petite imprimerie à laquelle il donne une forme coopérative. Il éditera notamment les comptes rendus des Congrès syndicaux que lui confient les militants du mouvement syndical, avec lesquels il est en excellents termes.

Un de ses lieutenants, Arthur Groussier, a tracé de lui, beaucoup plus tard, ce portrait :

" Ce n'était pas, autant que je puis me rappeler, un orateur de Congrès. Mais c'était un remarquable orateur de réunion publique, avec un langage passionné, un peu rude, qui enthousiasmait les masses populaires É Un véritable ouvrier d'allure, de pensée, parlant à d'autres ouvriers, en employant les expressions de leur langage, ce qui produisait un grand effet. "

Ceux qui l'ont entendu dans ces années 1890 qui marquent le point culminant de son action ont été frappés à la fois par le caractère sentimental de son socialisme &endash;qui n'avait rien de la froideur du socialisme scientifique- et par son effort personnel de culture qui traduisait, de la part de ce manuel, une volonté d'apprendre et de savoir, révélatrice de ce qui pouvait se trouver de capacités intellectuelles dans les profondeurs des masses populaires.1

 

Dès 1888, Allemane crée, en face de l'hebdomadaire le Prolétariat, organe officiel de la Fédération des Travailleurs socialistes, le Parti ouvrier qui adopte une attitude plus nettement antiboulangiste. D'où vient l'argent ? De fonds privés, dit Allemane qui avait sans doute des liaisons maçonniques. De la Préfecture de police, lance Brousse, ce qui est fort peu vraisemblable.

Sur ces premières polémiques se greffent des oppositions de doctrine. Ariès Sacré publie dans le Parti Ouvrier un article sur " la mine aux mineurs " qui ne pouvait qu'être agréable aux syndicalistes révolutionnaires. Brousse proteste dans le Prolétariat :

" La propriété corporative alors ? Le monopole professionnel ? Et la propriété collective que réclame notre programme, qu'en faisons-nous ? " (30 avril 1890).

 

Allemane est soutenu par l'Union du Centre, Clément et Faillet ; Brousse a pour lui la majorité du Comité central, Lavy, Prudent Dervillers. Finalement, pour essayer de prévenir une scission, on décide d'un commun accord de tenir un Congrès à Châtellerault. Il va au contraire amener une rupture définitive.

 

Dès l'ouverture du Congrès de la F.T.S.(9 octobre 1890), un violent incident se produit au sujet des mandats 2 de la délégation des Ardennes, favorable à Allemane (qui n'est pas encore arrivé à ce moment). Brousse les fait invalider. J.-B. Clément et Faillet se retirent, avec les délégués de 50 groupes ou syndicats. Le Congrès prononce alors l'exclusion d'Allemane, J.-B. Clément, Faillet et de tous ceux qui les suivront. 3

Le 21 octobre 1890, les exclus et leurs amis constituent le nouveau Parti ; il prend le titre de Parti socialiste ouvrier révolutionnaire (P.O.S.R.). Le manifeste qu'il lance dénonce l'électoralisme et les politiciens. Ce nouveau Parti veut :

 

" reprendre avec une ardeur nouvelle l'Ïuvre de propagande socialiste et d'organisation ouvrière qui avait été sacrifiée aux combinaisons politiques et électorales ; et cette Ïuvre de reconstitution qui intéresse surtout les travailleurs, il s'efforcera de l'accomplir avec les seuls intéressés, les travailleurs eux-mêmes, à l'exclusion des politiciens ".

 

Les semaines suivantes voient le P.O.S.R. et le F.T.S.F. s'affronter pour la double succession de Joffrin à Clignancourt et de Chabert à Combat .

 

Pour la succession de Joffrin, à Lavy, candidat de la Fédération, s'opposent quatre candidatures qui vont disperser les voix ouvrières et socialistes : celles de Lissagaray, républicain socialiste, de Charles Longuet, radical socialiste, de l'ouvrier chapelier Dejeante, candidat du Parti ouvrier, et de Roque, socialiste révolutionnaire.

 

Le premier tour donne 2.343 voix à Lavy, qui vient en tête, 2.045 à Lissagaray, 1.143 à Longuet, 1.069 à Dejeante, 685 à Roque et 712 à un candidat boulangiste (16 novembre 1890).

 

Au second tour, Lavy l'emporte sur Lissagaray (3.220 voix contre 2.121) &endash; mais Dejeante s'est maintenu et a conservé 788 voix. La campagne a été d'une grande violence.

 

Pour la succession de Chabert, André Gely candidat de la Fédération distance Pieron, candidat du Parti ouvrier (1.244 voix contre 518) et Camélinat (454 voix). Pieron, en se maintenant, fait élire le candidat boulangiste arrivé en tête dès le 1er tour (1.980 voix contre 1.756 à Gély et 402 à Pieron).

 

A la différence de la Fédération des Travailleurs socialistes, le P.O.S.R va tenir régulièrement ses Congrès nationaux dans les années suivantes :

 

10e Congrès à Paris du 21 au 25 juin 1891 ;

 

11e Congrès à Saint Quentin du 2 au 9 octobre 1892 ;

 

12e Congrès à Dijon du 14 au 22 juillet 1894 ;

 

13e Congrès à Paris le 29-30 septembre 1895 ;

 

14e Congrès à Paris les 24-25 septembre 1896 ;

 

15e Congrès à Paris du 26 au 30 septembre 1897.

 

Au lieu du Comité national de la Fédération, qui avait soulevé tant d'objections, un Secrétariat général, composé de 6 membres par Fédération régionale, est organisé.

 

Sur plusieurs points, le P.O.S.R. n'entend pas faire Ïuvre de nouveauté : il accepte, en la modifiant légèrement, la formule marxiste :

 

" L'émancipation des travailleurs ne peut qu'être l'Ïuvre des travailleurs eux-mêmes "

 

Pour lui, les formules coopératives et mutuellistes sont dépassées.

 

" Les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à réaliser pour tous, l'égalité et, par elle, la véritable liberté. "

 

Il n'y a pas d'autre moyen pour réaliser " l'émancipation complète de tous les êtres humains, sans distinction de sexe, de race et de nationalité que la socialisation des moyens de production " ; ainsi on s'acheminera " vers une société communiste dans laquelle chacun, donnant selon ses forces, recevra selon ses besoins. "

 

En face des partis politiques bourgeois, il faut créer et maintenir un parti politique distinct, fondé sur la " distinction des classes " 4.

 

L'action révolutionnaire tendant à la conquête des pouvoirs est indispensable. Mais alors que les guesdistes ne songent guère qu'à la conquête de l'Etat, les allemanistes comme les broussistes envisagent, ne serait-ce qu'à titre de propagande, la conquête du département et de la Commune.

 

Comme les broussistes, les allemanistes accordent une importance particulière à l'action municipale ; ils parlent même de " socialisme municipal ", ils préconisent une action énergique en ce sens :

 

" L'acte préparatoire indispensable à la réalisation des mesures qui doivent nous conduire à la transformation sociale est incontestablement la prise de possession à bref délai, par les travailleurs organisés, du pouvoir municipal dans toutes les communes de France. Cette étape franchie, les travailleurs marcheront d'un pas sûret rapide vers leur libération définitive. " (Motion de Dijon, 1894)

 

Le Congrès de la Fédération du Centre dès 1892 avait adopté un programme municipal précis comportant :

 

1° La transformation en services publics communaux ou départementaux des monopoles des grandes compagnies (omnibus, tramways, bateaux, eau, gaz, etc.), tous ces services devant fonctionner désormais sinon gratuitement, au moins à prix de revient.

 

2° L'établissement d'industries municipales, la création de greniers, minoteries, boulangeries, pharmacies et services de santé ; l'ouverture de bazars, la construction de maisons salubres, le tout à titre municipal, pour combattre les spéculateurs au profit des travailleurs.

 

3° L'éducation et l'instruction intégrales de tous les enfants.

 

4° La généralisation des bourses de travail.

 

5° L'intervention obligatoire de la Commune dans les questions du travail.

 

Tout cet aspect de l'allemanisme prolonge le broussisme.

 

Mais le P.O.S.R. n'en a pas moins une profonde originalité. Il accorde au mouvement syndical une attention plus grande encore que les broussistes. Au Congrès de 1891, il vote un texte en faveur de la grève générale :

 

" Il est nécessaire, dit la motion, d'envisager l'éventualité d'une immense levée de travailleurs qui, par la grève générale nationale et internationale, donneront une sanction aux grèves partielles et affirmeront ainsi plus énergiquement leur droit à la vieÉ Cette grève générale doit être subordonnée à un mouvement syndical accentué qui, donnant le dénombrement de nos forces, nous permettra d'escompter la victoire. "

 

Plus tard, Léon Blum reprochera à l'allemanisme d'avoir subordonné l'action politique à l'action syndicale et critiquera même l'obligation faite aux membres du P.O.S.R. de se syndiquer. Le P.O.S.R. cherche cependant à voir au-delà de la grève victorieuse. Le Congrès de 1896 envisage de dresser l'état des ouvriers de chaque profession, afin de déterminer les ressources et les besoins de chaque région, en liaison avec les syndicats et les coopératives.

 

D'autre part, le P.O.S.R. s'affirme plus vigoureusement antimilitariste que les autres formations socialistes. Il dénonce les armées permanentes comme " une cause de ruines, de misère et de menaces de guerre ", comme un " instrument terrible entre les mains des ennemis du peuple ", comme " une école de démoralisation, de servitude et de massacre " où se recrutent les fauteurs de coup d'Etat et les fusilleurs du peuple. Il affirme qu'elles n'ont jamais sauvé aucun pays sans les secours des " Légions populaires ". En conséquence, le P.O.S.R. demande la suppression des armées permanentes et leur remplacement par l'armée du peuple.

 

Autour d'Allemane se sont rassemblés, en dehors de J.-B. Clément, de J.-B. Dumay, ancien ouvrier du Creusot, député de Paris XXe et de Faillet, instituteur et conseiller municipal de Paris, le cheminot Barabant, futur maire de Dijon, le tonnelier Bourderon, qui sera secrétaire de Fédération à la C.G.T. et participera à la conférence de Zimmerwald en 1915 ; l'électricien Charlot ; le chapelier Dejeante, futur député de Paris; le tailleur de pierre Renou, les dessinateurs Groussier et Bernard, le céramiste Lavaud ; les militants coopérateurs Ponard (du Jura) et Héliès (de l'Indre), l'employé de banque Avez qui sera député de Levallois, Besombes qui sera conseiller municipal de Paris.

 

Malgré le titre du journal et du Parti qui se proclament l'un et l'autre ouvriers, des intellectuels aussi adhèrent : deux anciens normaliens Lucien Herr et Charles Andler, un étudiant en médecine Fauquet (qui deviendra plus tard chef du service de la Coopération au Bureau International du Travail), Philippe Landrieu qui sera l'un des collaborateurs de Jaurès à l'Humanité, l'ingénieur Robert Louzon.

 

Faut-il mettre tous ces noms d'intellectuels sur le même plan ? Il est probable que l'un parmi eux a joué un rôle décisif, encore que discret. C'est Lucien Herr.

 

Né en 1864 à Altkirch, entré à l'Ecole Normale Supérieure en 1883, agrégé de philosophie en 1886, Lucien Herr avait, après sa sortie de l'Ecole, voyagé en Allemagne et en Russie ; puis, en 1888, il avait demandé et obtenu le poste de bibliothécaire de l'Ecole Normale Supérieure où il devait demeurer toute sa vie, entrant en contact avec 38 promotions successives.

 

Quand est-il venu au socialisme ? Probablement très tôt, écrit Andler, qui le suivait d'un an à l'Ecole Normale : " en 1889 au plus tard ". Soit 3 ans après sa sortie de l'Ecole normale, un an après sa nomination comme bibliothécaire. Qu'a-t-il choisi ? Ni le parti de Jules Guesde &endash;dont il n'accepte pas la " tyrannie "- et de Lafargue, dont l'insuffisance scientifique est à ses yeux scandaleuse ; ni le parti d'Edouard Vaillant qui inspire le respect, mais dont la croyance aux " journées " apparaît dépassée. Il a opté pour Allemane, " parce qu'il était de pure extraction ouvrière et parce que son programme comportait une doctrine alors nouvelle qui fut combattue vingt-cinq ans par le socialisme allemand : la doctrine de la grève générale 5. "

 

C'est Herr qui a amené Andler au P.O.S.R. Il a amené aussi sans doute Fauquet et Landrieu. Pas un instant, il ne s'agissait pour ces jeunes intellectuels (Herr a en 1890 25 ans) de solliciter des mandats électoraux. Pour ne pas influencer leurs camarades de groupe, et peut-être aussi pour déjouer les indicateurs de police, ils s'inscrivent sous des pseudonymes. Herr était Pierre Breton. Cette absorption dans la masse satisfait leur besoin d'action anonyme. Ils ne viennent pas pour autre chose que pour servir. Ces jeunes intellectuels, comme les jeunes intellectuels russes, conçoivent leur présence comme permettant une éducation mutuelle. Quarante années plus tard, Andler écrira :

 

" Je n'ai jamais oublié l'impression réconfortante que m'ont fait ces hommes 6 ni l'admiration que j'ai eue pour euxÉ Les réunions hebdomadaires de ces groupes d'études donnaient une éducation qui ne s'est pas maintenue en une période qui ne distingue plus entre la propagande et l'éducation. 7

 

1 Comme beaucoup d'autres, Allemane est convaincu de l'imminence de la révolution. Il déclare en 1888 : " La bourgeoisie est arrivée à sa dernière nuance, à sa dernière espérance. Elle n'a plus qu'une chose à faire : reconnaître qu'elle est impuissante et se laisser convaincre qu'elle est réfractaire à tout progrès &endash; ou marcher avec le peuple. "

 

2 Parce qu'ils étaient signés du secrétaire de la Fédération et non du secrétaire de chaque groupe.

 

3 Commentant cette scission, Léon Blum écrivait : " La rupture eût été évitée aisément si elle n'avait été, de part et d'autre, désirée, voulue, préparée. Les incidents personnelsÉ avaient été grossis, dénaturés. La confiance et la bonne volonté réciproque les eussent rapidement réduits à leur portée juste. " (Léon Blum, Les Congrès ouvriers et socialistes).

 

4 Ces citations sont extraites du programme voté au Congrès de Saint Quentin (1862).

 

5 Charles Andler, vie de Lucien Herr (Rieder, Paris 1932),p.91.

 

6 Il cite le typographe Marc Bassand et le tailleur de pierres Victor Renou.

 

7 Charles Andler, Ibid (p.94)

 

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