source extait du bulletin intérieur de la SFIO (1946)
Le socialisme est-il possible dans un seul pays ? Voici une question qui a déjà fait couler beaucoup d'encre, principalement, à propos de l'expérience russe. Cette
question a donc, à la fois, un aspect doctrinal; un aspect historique. Elle revêt, au surplus, un aspect actuel.
- En quoi consiste son aspect doctrinal ?
- Il consiste dans l'essence même du socialisme. Les doctrinaires du socialisme scientifique ont en effet pensé que le socialisme était une doctrine
internationaliste et que, par suite, la réalisation de cette doc-trine ne pouvait être entreprise qu'internationalement.
- Mais les doctrinaires n'ont-ils pas oublié que toutes les nations avaient un inégal développement politique, social et économique. Par suite on ne peut réaliser
le socialisme d'un seul coup dans toutes les nations.
- Vous passez à ce moment-là de l'aspect doctrinal à l'aspect his-torique et pratique de la question.
Il faut dire quelques mots de l'exemple russe.
- Vous voulez sans doute évoquer les divergences entre Staline et Trotsky ?
- C'est beaucoup plus complexe qu'une divergence personnelle. Les noms des deux grands adversaires ne sont là que pour symboliser deux thèses. Chacun, bien entendu,
se réclame de Lénine, bien qu'il semble que la position de Lénine était plus nuancée.
Quelles étaient les positions respectives ?
- Staline proclamait que le socialisme était possible dans un seul pays et il a entrepris de le réaliser avec les plans quinquennaux qui se sont ajoutés à l'acquis
de la révolution d'octobre qui, vous le savez, avait na-tionalisé les banques et les grandes industries et posé les bases d'une révolution agraire.
De son côté, Trotsky prétendait que la •Russie ne pourrait réaliser le socialisme que si la révolution russe s'étendait, selon le même schéma, au moins aux
principaux pays d'Europe et du monde, c'est-à-dire à l'Alle-magne, à la France, à la Chine où, selon lui, la situation était révolu-tionnaire.
« Lénine, de son côté, n'a pas pris parti d'une manière catégorique dans cette querelle doctrinale qui est postérieure à sa mort, et on trouve chez lui des passages
où il parle du socialisme dans un seul pays, mais d'autres passages où il proclame que le socialisme est inséparable de la révolution mondiale.
- Mais n'est-ce pas plus compliqué encore dans la pratique ?
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- En effet, c'est surtout dans la pratique que les divergences ont été graves. Si l'on considère avec Staline que le socialisme peut être cons-truit dans un seul
pays, alors on est amené à subordonner l'action de la classe ouvrière internationale aux intérêts de la Russie; celle-ci devient la forteresse socialiste que tous les prolétaires ont le devoir de
défendre. SI l'on considère au contraire, avec Trotsky et aussi avec les doctrinaires socialistes internationalistes (qui sont sur d'autres points en désaccord avec Trotsky) que le socialisme ne
peutt pas être construit dans un seul pays, alors, tout en défendant l'U.R.S.S. on peut n'être pas nécessairement amené à lui subordonner le mouvement ouvrier international.
- L'idée du socialisme internationaliste n'est pas une particularité de Trotsky ? '
,-Nullement. Trotsky n'a fait que reprendre la thèse fondamentale du socialisme dans cette affaire, non parfois sans la schématiser à l'excès. En effet, on peut
trouver les mêmes affirmations chez un certain nom-bre de théoriciens comme Otto Bauer et Fritz Atler, qui ont soutenu l'im-possibilité de réalisation du socialisme dans un seul pays.
- Pourquoi parlez-vous du danger de schématisation ?
- c’est parce que ce danger existe réellement. Si on considère que, en principe, le socialisme doit être construit internationalement, cela ne doit pas nous
conduire à éviter de commencer la réalisation du socialisme dans un seul pays, quitte à étendre cette réalisation au domaine inter-national. Le socialisme ne peut, en effet, être réalisé tout
d'un bloc et dans toutes les nations. Selon l'évolution de la crise, il y a des nations où la révolution est pus mûre que dans d'autres, où la classe ouvrière est plus ou moins capable de prendre
le pouvoir.
Supposons que cette, possibilité existe. Faut-il se croiser les bras, sous prétexte que le socialisme n'est pas réalisable dans un seul pays ? Nullement, il faut,
au contraire, faire la révolution, tout en appelant l'action ouvrière internationale, et en réalisant dans le pays donné le ré-gime le plus progressif possible.
- En disant cela, ne faites-vous pas allusion à une situation très voisine de la situation actuelle ?
- Oui et non. Oui, en ce sens qu'il se peut que les circonstances des prochaines années nous mettent devant l'alternative d'une révolution ou-vrière socialiste ou
du retour au capitalisme. Non, en ce sens glae, contrai-rement à ce qu'on pourrait croire, les nationalisations actuelles ne consti-tuent pas encore cette révolution ouvrière socialiste. Les
nationalisations n'ouvrent effectivement les portes au socialisme que si elles consacrent la révolution est plus mùre que dans d'autres, où la classe ouvrière est pouvoir s'exerçant par un état
populaire nouveau.
- Alors, vous pensez que la Fraxice ne construit pas encore à l'heure actuelle, le socialisme, même nationalement ?
- Non.
- Alors, de quoi s'agit-il ?
- Il s'agit, dans l'étape actuelle, d'un régime complexe caractérisé d'une part, par un certain capitalisme d'Etat qui est progressif par rapport au capitalisme'
tout court; et, d'autre part, par la promesse d'une réali-sation socialiste caractérisée par le comité de gestion qui est vraiment l'embryon de la socialisation authentique.
- Et pour que ce soit le socialisme ?
- Pour que ce soit le socialisme il faut lutter pour que le comité de gestion devienne effectivement le pouvoir économique et pour que le pouvoir politique
passe, lui aussi, entre les mains du peuple travailleur.