source ;http://increvablesanarchistes.org/articles/biographies/durand_jules.htm
Jules Durand
Le Havre est une ville industrielle et portuaire qui a longtemps connu une tradition anarchiste et anarcho-syndicaliste. Le découpage géographique de la ville exprimait clairement l'existence de deux classes : celle des exploiteurs qui habitaient le haut de la ville et celle des exploités qui habitaient le bas, accentuant la mainmise du patronat.
De plus, Le Havre, de par sa situation maritime, voyait passer, après 1880, les exilés ou les condamnés au bagne, de la Commune telle Louise Michel, qui débarqua en janvier 1888 (1), et avait de nombreux contacts avec les prolétaires organisés de Londres.
Dans les archives de la police, il est question de nombreux groupes anarchistes qui, de 1887 à 1930, firent parler d'eux.: groupe anarchiste du Havre, groupe anarchiste révolutionnaire, groupe " Ni Dieu ni maître ", colonie communiste, etc.
Jules Durand, militant syndicaliste-révolutionnaire
C'est dans cette ville, dans une famille ouvrière vivant le long des docks que naît, le 6 septembre 1880, Jules Durand. Très tôt amené à travailler, il fréquente l'université populaire des Bourses du travail, le soir après les heures de travail. C'est là qu'il découvre les écrits de Proudhon, Louise Michel, Pouget, etc., et qu'il prend conscience de la lutte des classes, qu'il se lance dans le militantisme syndicaliste-révolutionnaire.
Ses activités syndicalistes ne sont pas du goût de tout le monde et entraînent son licenciement de la société d'affrètement où il travaillait comme docker. A partir de ce moment, il devient, comme son père, charbonnier-journalier ; mais comme ses idées sont connues de l'employeur, il ne trouve du travail que lorsqu'il y a vraiment beaucoup de boulot. Ce qui l'arrange : les jours où il ne travaille pas, il participe activement à l'organisation syndicale.
Devenant secrétaire du syndicat corporatiste des charbonniers, il le fait adhérer à l'union locale des Bourses du travail et à la C.G.T. ; il participe étroitement à la formation de l'union départementale des syndicats. La jeune union des charbonniers devient vite importante et compte, début 1910, plus de 400 adhérents. Les charbonniers forment une corporation ouvrière importante au Havre, cette ville vivant principalement du commerce du charbon. D'ailleurs la ville ouvrière et les docks ressemblent plus, à cette époque, aux corons du Nord qu'à une ville normande.
En août 1910, le syndicat des charbonniers lance une grève illimitée "contre l'extension du machinisme, contre la vie chère, pour une hausse des salaires et le paiement des heures supplémentaires". La grève est très bien suivie et Jules Durand se démène en démarches et collectes de solidarité.
Pour contrer le mouvement de grève, la Compagnie transatlantique embauche des jaunes -on les appelle ici des renards- qu'elle paye triple. Le 9 septembre, Dongé, un des jaunes, ayant travaillé sans arrêt les 7 et 8 septembre et étant en plus, en état d'ivresse, menace de son revolver quatre charbonniers -grévistes, mais non syndiqués- aussi ivres que lui. Les quatre hommes ripostent aux menaces et le frappent, si fort que Dongé doit être emmené à l'hôpital où il meurt le 10 septembre. Les quatre coupables sont arrêtés.
Trouvant que le mouvement de grève dure trop longtemps à leur goût et voulant se débarrasser de Jules Durand pour quelques temps en l'envoyant en prison, la Compagnie générale transatlantique, la bourgeoisie locale et sa presse, avec en première ligne Le Havre Eclair, exploitent le fait divers et achètent le témoignage de charbonniers qui affirment que l'assassinat de Dongé a été voté par le syndicat, à l'instigation de Durand, le 14 août. Même le chef de. la Sureté du Havre dénonce cette machination grossière, maïs Jules Durand est arrêté, ainsi que les frères Boyer (secrétaire adjoint et trésorier du syndicat).
L'affaire Dreyfus du pauvre
L e procès a lieu en novembre 1910 à la Cour d'assise de Rouen. L'avocat général ne fait pas dans la dentelle et veut vraiment défendre sa classe contre les anarchistes ; il n'évite pas les coups bas en dénonçant avec acharnement Jules Durand, comme buveur d'eau et membre d'une ligue anti-alcoolique, au jury, composé de paysans pour la plupart bouilleurs de cru et fabricants de calva. Sa plaidoirie réussit à arracher la condamnation à mort de Jules Durand, le 25 novembre.
Les frères Boyer sont acquittés et les quatre coupables condamnés l'un à 15 ans de travaux forcé, deux à 7 ans, le dernier étant relégué. A l'issue du procès, Jules Durand a une crise de nerf, on doit l'emmener et il est maintenu 40 jours en camisole de force.
Au Havre, c'est la consternation, la stupeur.
En solidarité, une grève générale éclate à partir du 28 novembre, paralysant toute la ville. Le Comité confédéral appelle à la grève de solidarité et dénonce les responsabilités de la Compagnie générale transatlantique, ainsi que le comportement de l'avocat général. Les gens ont encore à l'esprit l'affaire Dreyfus, et on parle alors d'affaire Dreyfus du pauvre.
Au niveau international, la solidarité se fait également sentir : Ben Tillet et la Fédération internationale des ports et docks entraînent les mouvements des docks en Angleterre ainsi qu'aux Etats-Unis.
En décembre, Francis de Pressensé et la Ligue des droits de l'homme lancent un mouvement général de protestation. Toutes ces actions sont efficaces et la peine de mort est commuée... en 7 ans de réclusion.
Là encore, de nouvelles protestations éclatent, l'indignation augmente : la commutation en 7 ans de prison laisse entendre que Durand est tout de même responsable. Le 1er janvier 1911, de nouvelles campagnes de solidarité ont lieu, notamment celle de Emile Glay, Alcide Delmont et Paul Meunier (député de l'Aube) qui obtiennent la libération de Jules Durand avant la révision.
Malheureusement, les nerfs et la tète de Jules Durand n'ont pas supporté l'affaire et le séjour de 40 jours en camisole : il est devenu " fou " et ne retrouvera jamais la raison. Le directeur de la prison de Rouen le minet aux mains du dirigeant de la C.G.T., Charles March, le 15 février 1911, mais c'est pour qu'il soit envoyé à l'asile.
La révision entreprise en 1912 par la Cour de cassation proclame Jules Durand innocent, le 15 juin 1918. Jules Durand meurt le 20 février 1926 à l'asile d'aliénés -comme on disait à l'époque- de Sotteville lés-Rouen.
Détail curieux : dans les archives du Palais de Justice de Seine-Inférieure ne figure pas le dossier de l'affaire Durand : il a brûlé pendant la Seconde Guerre mondiale, justement.
Piètre consolation, aujourd'hui, un de ces grands boulevards dont Le Havre a le secret porte le nom de Jules Durand.
Jean-Pierre Levaray - Gr. de Rouen
(1) Elle y tint même une de ses premières réunions publiques, où elle fut blessée par un dénommé Lucas (représentant de commerce) qui lui tira deux balles à bout portant, le 22 janvier 1888.
Sources :
Boulevard Durand d'Armand Salacrou,
Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier,
L'Histoire à bâtons rompus : Jules Durand, B. Portales (Radio-Haute-Norlnandie),
archives du Palais de justice et archives départementales.
Ce qui fut fait pour Dreyfus devrait l'être pour Durand !
J'avais dix ans et mes parents habitaient Le Havre, devant la prison, quand éclata l'affaire Durand. Ce fut d'abord un modeste entrefilet de dix lignes dans les journaux locaux, le 10 septembre 1910, intitulé : " Sanglante chasse au renard ". Une rixe entre ivrognes avait éclaté, laissant sur le pavé du quai un mort : un ouvrier qui continuait de travailler pendant la grève des charbonniers, assommé par des grévistes. Quelques jours plus tard à la stupéfaction de tous, on inculpait le secrétaire du syndicat Jules Durand.
Armand Salacrou auteur de : Boulevard Durand