Jean Jaurès, l’Humanité le 6 mai 1911
J’ai tenu à rappeler, en cette heure de trouble et de confusion, les décisions si fermes et si claires du Parti. Elles ne furent pas improvisées et hâtives. Jamais question ne fut discutée avec plus de soin que ne l’a été la question des retraites ouvrières et paysannes au Congrès de Nîmes. Jamais parti n’eut, en les discutant, un sens plus élevé de ses responsabilités. C’est à ces résolutions, si réfléchies et si sages, que nous nous conformerons jusqu’au bout, par respect pour la volonté de notre Parti et par l’effet d’une ardente conviction personnelle. Devant la force du vrai, persévéramment démontré, les difficultés et les malentendus disparaîtront. Et si nous avons à souffrir quelque temps de préventions aveugles, ce n’est pas la première fois que nous en avons affronté le risque dans l’intérêt supérieur de notre cause.
Le Parti socialiste ne nous a pas donné mandat de renverser la loi, d’en combattre ou d’en ajourner le fonctionnement. Il nous a donné mandat, au contraire, d’en hâter et d’en assurer l’application, mais en la corrigeant et perfectionnant. Et il a pris soin de marquer les points essentiels sur lesquels doit se porter notre effort. Il nous a demandé surtout d’abaisser à 60 ans l’entrée en jouissance de la retraite pour l’ensemble des salariés, de l’abaisser au dessous de 60 ans pour les salariés des industries particulièrement insalubres ou épuisantes comme la verrerie et de compléter l’assurance contre la vieillesse par l’assurance contre l’invalidité sans condition d’âge. Il nous a demandé aussi de développer, au profit des assurés la contribution de l’Etat.
Ce mandat que lui a donné le Parti le groupe des élus socialistes l’a rempli fidèlement. Il a voté la loi, et si la loi est un vol et une escroquerie, nous sommes des voleurs et des escrocs. A peine la loi votée, nous nous sommes préoccupés de l’amender, de la perfectionner, sur les points marqués par le Congrès de Nîmes. Ainsi, au nom du groupe socialiste, Goniaux a déposé un projet de loi qui abaisse l’âge de la retraite pour tous, et plus fortement pour les industries les plus malsaines. Personnellement, j’ai proposé au nom du groupe et j’ai fait adopter par la Chambre, à l’unanimité, avec l’adhésion explicite de la Commission du budget et du ministère, un projet de résolution qui invite le gouvernement à abaisser, par un projet de loi, l’âge de la retraite à 60 ans, et à organiser l’assurance contre l’invalidité. C’est un engagement solennel que nous ne laisserons pas tomber.
De même, dès la prochaine loi de finances, nous soutiendrons des mesures déjà étudiées par nous et très pratiques, très réalisables, pour accroître la part contributive de l’Etat, immédiatement et durablement, dans la période transitoire et dans la période définitive.
Mais tout cela n’est possible que si la loi, entre sérieusement en application. Tous ceux qui s’appliquent à en compliquer et à en retarder la mise en train n’aboutiront qu’à retarder et à embarrasser le grand effort d’amélioration qui doit être tenté sans délai.
Mais nous prévenons les réactions, nous prévenons les groupements et journaux bourgeois qui triomphent si insolemment aujourd’hui des difficultés que l’opposition aveugle et imprudence d’une partie de la classe ouvrière suscite à la loi ; nous les avertissons que nous ne leur permettrons pas de rester dans l’équivoque. Il ne leur suffira pas, j’imagine, de faire besogne de destruction. Il ne leur suffira pas de dégorger leur fief sur la grande loi sociale détestée par eux. Il faudra qu’ils disent comment ils entendent la remplacer ou l’amender et quels sacrifices ils sont prêts à consentir.
Ah oui, c’est un beau spectacle de voir la joie impudente et déchaînée de toute la réaction sociale. Le Temps, les Débats, l’Eclair, la République française, l’Echo de Paris, le Figaro, le Gaulois, le Soleil, la Libre Parole, l’Autorité, la Patrie, tous les organes du capitalisme, du privilège et de l’aristocratie, tout ceux qui, sous prétexte de liberté économique, veulent que les faibles soient livrés à la puissance écrasante des forts, tous ceux, qui, sont les adversaires de toute législation protectrice et émancipatrice du travail, tous ceux qui redoutent les premières applications de ce principe de l’assurance sociale qui, étendu nécessairement à la maladie, à l’invalidité, au chômage, accroîtra la sécurité, la liberté, la force de revendication des prolétaires, tous les réacteurs fielleux et mielleux font éclater leur espérance. Ils exultent, ils ricanent. Ils ne parlent que de faillite, d’avortement, de four noir, ils prétendent que la loi est à terre ; ils la piétinent. Et ils se flattent de la pensée qu’ils ont tué en elle, comme un germe écrasé, toute la suite de l’assurance sociale, toute la politique d’intervention au profit du travail.
« Nous l’avions bien dit, murmurent aigrement et allègrement le Temps et les Débats, il est impossible de légifère en ces matières. »
« Quelle duperie pour les ouvriers, reprennent les journaux de droite : cotisation ouvrière, cotisation patronale ou impôt, c’est toujours le peuple qui paiera. Qu’on laisse, donc faire, sans contrainte légale, la bonne volonté des patrons. »
Voilà ce qu’ils veulent. Voilà ce qu’ils préparent : et ils sont trop heureux que l’erreur commise par un trop grand nombre de groupements ouvriers leur permettre de pousser leur jeu.
Et M. Jean Codet, sénateur radical de la Haute-Vienne, intervient à son tour. Il nous avertit clairement de ce qu’on médite. Il nous dit avec une louable candeur, ce que sera le lendemain si l’on réussit à ruiner la loi. M. Codet avait voté la loi des retraites. Mais il est de ceux qui se rebutent ou s’effarent aux premières difficultés et aux premiers malentendus.
Ayant pris peur, il a le courage d’avouer sa peur ; et il nous révèle ; avec une pleutrerie héroïque, quel est le système qui remplacera la loi dont il se hâte, le cher homme, de demander la disparition.
Dès la rentré des Chambres je vais demander au gouvernement de suspendre l’exécution de la loi actuelle et de déposer un projet de loi nouveau inspiré du système anglais qui a donnée de bons résultats. Il faudra supprimer tous les versements, causes de conflits, et les remplacer par un impôt qui pèsera sur tous. Ce seront des « centimes de solidarité », la loi des retraites n’étant pas une loi d’assistance, mais une véritable loi de solidarité. C’est d’ailleurs le système de l’assistance aux vieillards de soixante-dix ans qu’il s’agit d’étendre, les communes dresseront la liste des retraites éventuelles, et pour qu’elles n’en proposent pas un nombre excessif, elles contribueront pour leur petite part à la retraite.
C’est délicieux, délicieux, et voilà où l’on nous mène. De la magnifique idée d’assurance sociale, qui crée pour tous les salariés un droit certain, intangible, sans humiliation, sans condition, nous retombons à une loi d’aumône et d’arbitraire, où le bon plaisir des autorités distribuera quelques miettes à des pauvres choisis.
Mais tout cela n’aboutira pas. Les affolés en seront pour la honte de leur panique. Les réacteurs en seront pour la honte de leurs espérances. La loi sera maintenue et améliorée et ceux qui affectent de croire qu’ils en ont fini avec elle, commettent une double erreur : erreur matérielle, erreur morale.