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  source : http://miroirs.ironie.org/socialisme/www.psinfo.net/entretiens/mitterrand/1988lettre.html

 

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 Lettre de François Mitterrand adressée en avril 1988 lors de la campagne présidentielle.

 

Vous le comprendrez. Je souhaite, par cette lettre, vous parler de la France. Je dois à votre confiance d'exercer depuis sept ans la plus haute charge de la République. Au terme de ce mandat, je n'aurais pas conçu le projet de me présenter de nouveau à vos suffrages si je n'avais eu la conviction que nous avions encore beaucoup à faire ensemble pour assurer à notre pays le rôle que l'on attend de lui dans le monde et pour veiller à l'unité de la Nation.

Mais je veux aussi vous parler de vous, de vos soucis, de vos espoirs et de vos justes intérêts.

J'ai choisi ce moyen, vous écrire, afin de m'exprimer sur tous les grands sujets qui valent d'être traités et discutés entre Français, sorte de réflexion en commun, comme il arrive le soir, autour de la table, en famille. Je ne vous. présente pas un programme, au sens habituel du mot. Je l'ai fait en 1981 alors que j'étais à la tête du Parti socialiste. Un programme en effet est l'affaire des partis. Pas du Président de la République ou de celui qui aspire à le devenir. L'expérience acquise, là où vous m'avez mis, et la pratique des institutions m'ont appris que si l'on voulait que la République marche bien, chacun devait être et rester à sa place. Rien n'est pire que la confusion. L'élection présidentielle n'est pas comparable à l'élection des députés. Et s'il s'agit de régler, jusqu'au détail, la vie quotidienne du pays, la tâche en revient au gouvernement. Mon rôle est de vous soumettre le projet sur lequel la France aura à se prononcer les 24 avril et 8 mai prochains pour les sept années à venir. Je le remplirai de mon mieux avec, au coeur et dans l'esprit, une fois dépassées les légitimes contradictions de notre vie démocratique, la passion d'une France unie. Je m'inquiète parfois des montées de l'intolérance. Nous avons besoin de nous rassembler, mes chers compatriotes. Pour cela, je vous propose une politique pour la France.

Équilibrer les institutions
J'achève un septennat qui, pour la première fois dans l'histoire de la Ve République, a connu l'alternance, c'est à dire le changement de majorité parlementaire, et ce à deux reprises, dont l'une, en 1986, aurait pu déboucher sur une crise grave. Tout en m'inclinant, comme c'était mon devoir, devant la volonté populaire, j'ai maintenu, grâce à votre confiance, l'autorité de ma fonction. C'est de cette confiance que je me réclame aujourd'hui pour que nous tirions ensemble la leçon de ces événements. Je pense et j'espère que, quelles que soient les majorités futures, on ne retournera ni au Président "absolu" des débuts de la Ve République, maître en fait de tous les pouvoirs, ni au Président "soliveau" de la IVe République qui n'en avait aucun.
Un Président responsable et arbitre.
L'intérêt de la démocratie, comme l'intérêt de la France, est que le Président élit au suffrage universel soit à la fois responsable et arbitre. Responsable de la route à suivre par la Nation quand sa sécurité et sa place dans le monde sont en jeu, responsable des grandes orientations de la politique extérieure et de la défense du pays. De 1981 à 1988, j'ai appliqué cette règle en dépit des obstacles qui m'ont été opposés ces dernières années. Elu de nouveau à la magistrature suprême, c'est dans ce sens que je l'interpréterai.

Mais le Président de la République, gardien des institutions, assure aussi, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et la continuité de l'Etat. Chef des Armées, il est le garant de l'indépendance nationale et de l'intégrité du territoire. Il veille enfin au respect des traités. Voilà pour l'essentiel.

Je vous rappelle ces données parce qu'une confusion récente sur les compétences du Président de la République a ravivé le grand débat qui s'était ouvert en 1958 et que l'élection du chef de l'Etat au suffrage universel a rendu plus aigu en 1962. Cette confusion est apparue lors de l'entrée du Premier ministre, puis de la mienne, dans la campagne présidentielle. Bien que ni lui ni moi n'ayons cessé de remplir nos fonctions, on s'est interrogé : " Qui gardera l'Etat ?"  Les réponses de certains commentateurs sans responsabilités politiques n'engageaient qu'eux. Plus inquiétante a été celle du Premier ministre, le 23 mars à TF1 : " Je garderai l'Etat, et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. " S'il s'agissait d'une boutade et s'il ne s'agissait pas du Premier ministre, on rirait. Mais le sujet est trop important pour qu'on le traite à la légère. Depuis que coexistent dans notre République un chef de l'Etat et un Premier ministre (ou président du Conseil), c'est-à-dire depuis 1875, on n'avait jamais entendu pareille hérésie constitutionnelle et notre loi fondamentale n'avait jamais subi pareil affront... verbal de la part d'un de ses dignitaires. Ce sont sans doute propos en l'air.

Mais je les crois révélateurs. On comprendra ma vigilance. Celui qui garde l'Etat, c'est le Président de la République. J'en ai l'honneur et la charge. Transiger sur ce point serait déjà manquer et à l'une et à l'autre.

Autorité, arbitrage, cette double fonction du Président de la République, croyez-moi, il faut la préserver. Ce n'est pas le moindre enjeu de l'élection du 8 mai.
Des révisions constitutionnelles.
S'il ne paraît pas nécessaire de réviser la Constitution pour rendre moins ambigus les textes relatifs aux compétences respectives du Président et du gouvernement, deux réformes, en revanche, ne sont réalisables que par ce moyen : la réduction de la durée du mandat présidentiel et l'extension du champ du référendum à des problèmes de société.

Un projet de loi de 1973 prévoit de ramener de sept à cinq ans la durée du mandat présidentiel. Or M. Pompidou, qui l'avait proposé, ne l'a soumis ni au vote populaire ni au Congrès. Il est donc resté lettre morte. Pour ne pas être accusé de considérations personnelles, je ne prendrai pas l'initiative. Mais si une large majorité parlementaire et le gouvernement s'accordent sur une mesure de ce type, j'y souscrirai. A la seule condition que le mandat ainsi réduit ne soit renouvelable qu'une fois.

Quant à permettre aux Français de trancher par référendum les problèmes majeurs qui naissent de l'évolution de notre société, j'ai naguère souhaité (à propos de l'école) que cela fût possible. Je le souhaite toujours. Mais sous la garantie que le Conseil constitutionnel émette un avis public sur la conformité de la question référendaire à la Constitution et aux lois fondamentales de la République.

Je pense aussi qu'il serait bon d'avancer nos réflexions sur l'éventualité du référendum d'initiative populaire. D'un maniement plus délicat dans un pays de la taille de la France que dans un canton suisse, cette réforme répondrait à une aspiration réelle. J'inviterai nos légistes à se pencher sur le sujet.

J'aimerais enfin que fût introduit dans notre Constitution, au même titre que le Conseil supérieur de la magistrature et que le Conseil constitutionnel, et au même rang que les autres pouvoirs, l'organisme dont notre démocratie a grand besoin pour assurer le pluralisme, la transparence et la cohésion de notre système audiovisuel. Avant la loi que à Georges Fillioud qui a créé, en 1982, la Haute Autorité, l'Etat était le seul maître à bord. Il en usait et abusait. Avec la Haute Autorité composée de neuf membres renouvelables par tiers tous les trois ans et nommés par le chef de l'Etat, le président du Sénat et le président de l'Assemblée nationale, le changement fut considérable. Quelques remous, quelques soubresauts puis l'apaisement prouvèrent que cette nouvelle institution était entrée dans nos moeurs à une vitesse record. Aussi fut-on profondément surpris d'apprendre, en 1986, que la nouvelle majorité s'apprêtait à supprimer la Haute Autorité pour la remplacer par une commission dite de la communication et des libertés, ce qui fut fait.

A la lumière de cette deuxième expérience, qui aura eu le mérite de montrer ce qu'il ne fallait pas faire, on doit, je crois, songer à pérenniser l'institution en l'intégrant dans la Constitution. Bien entendu, un large consentement des familles politiques serait nécessaire et sur la structure et sur les compétences de ce conseil supérieur de l'audiovisuel.

Je laisse le soin au futur gouvernement d'aller plus loin dans l'analyse. Cependant, je livre ici le fond de ma pensée : l'important est que la composition de ce conseil échappe aux influences politiques directes ou indirectes ; que ses membres, en nombre restreint, sept ou neuf, soient, dans leur majorité, des professionnels appartenant aux différentes disciplines de l'audiovisuel.

Tous deviendront des magistrats jaloux de leurs prérogatives et attentifs à préserver leur autorité morale. Montesquieu, à distance, pourra se réjouir de ce qu'un quatrième pouvoir ait rejoint les trois autres et donné à sa théorie de la séparation des pouvoirs l'ultime hommage de notre siècle.

Je n'en dirai pas davantage sur la réforme de nos institutions qui mériteraient pourtant d'autres retouches.

Je désire simplement, par ces quelques remarques, vous informer de mes intentions dans ce domaine sensible.
La continuité de l'Etat
La tradition républicaine toujours observée veut que le Premier ministre présente au Président nouvellement élu la démission de son gouvernement, afin de laisser le chef de l'Etat exercer les prérogatives qu'il tient de la Constitution.

Dans les heures qui suivront la proclamation par le Conseil constitutionnel des résultats de l'élection présidentielle, je nommerai donc un Premier ministre et le chargerai de former le gouvernement. Ce dernier se mettra aussitôt au travail. L'ensemble de ces procédures ne dépassera pas la durée d'une semaine. Certains, je ne sais pourquoi, présentent les lendemains de cette élection sous de sombres couleurs. Ils prétendent qu'ils seraient en mesure de bloquer la bonne marche des institutions et qu'à la limite, ils feraient la grève du pouvoir. Bref, il n'y aurait pas de majorité pour soutenir l'action du gouvernement que j'aurai mis en place. Face à une circonstance beaucoup plus difficile, en mars 1986, j'ai entendu la même excommunication énoncée par d'autres bouches. Je m'en suis arrangé. De même qu'il s'est trouvé, à l'époque, des hommes politiques prêts à assumer la responsabilité des affaires du pays, de même les républicains ne manqueront pas, au mois de mai prochain, pour contribuer au fonctionnement régulier des pouvoirs publics.

Au demeurant, la situation sera radicalement différente. Le suffrage universel se sera de nouveau exprimé et le pays jugera avec sévérité ceux qui refuseront son verdict. Cela dit, si le Premier ministre constate qu'on l'empêche d'agir, je dissoudrai l'Assemblée nationale. Le résultat de cette nouvelle consultation populaire ne changera rien à ma résolution, ni au déroulement d'une situation qui restera d'un bout à l'autre normale. La vie politique française est assez diverse, mouvante et riche de talents pour que notre République dispose à tout moment de gouvernants qui répondent à ses aspirations. Quant à ceux qui, se jugeant indispensables, fronderont, elle s'en passera.

Les candidats, leurs porte-parole, la presse m'interrogent déjà sur la future majorité. Avec qui, m'objecte-t-on, gouvernerez-vous ? J'observerai d'abord que le Président n'a pas à gouverner. mais à définir les grands choix. Je remarquerai ensuite que le bon sens et le respect des citoyens me conduiront fort naturellement, comme je l'ai déjà fait, à appeler un Premier ministre représentatif de l'opinion majoritaire dans son dernier état. Ce raisonnement vaut dans tous les cas, et en tout temps. J'ai, bien sûr, mes préférences et les dirai. Mais j'ai aussi pour règle d'obéir aux volontés du peuple.

Je souhaite enfin que le futur gouvernement restaure une conception presque oubliée de notre vie publique en échappant à la tentation d'accaparer l'Etat. Maintenant que nous allons vivre d'alternance en alternance, éliminons les mauvaises moeurs de la "chasse aux sorcières". Tout gouvernement a besoin de fonctionnaires d'autorité qui lui soient dévoués. Ce n'est pas une raison suffisante pour qu'il installe ses partisans dans les rouages de notre société où ils n'ont rien à faire : information, justice, police, éducation, grandes entreprises... J'avais obtenu des Premiers ministres socialistes que ceux de leurs ministres qui occupaient de hautes responsabilités dans un parti ou au nom de ce parti les quitteraient, à moins qu'ils ne préfèrent quitter leur ministère. J'aurais aimé que ce début de tradition fût respecté après mars 1986. Ce ne fut pas le cas. Je le regrette. Les controverses sur la place publique entre membres d'une même équipe gouvernementale nuisent à l'Etat. Je prierai le prochain Premier ministre d'en finir avec cette déviation de nos institutions.
La politique extérieure
Quand le 16 mars 1986 est arrivée à l'Assemblée nationale une majorité conservatrice, j'aurais pu craindre, en raison de la plate-forme politique sur laquelle elle avait été élue et des propos tenus par ses dirigeants, une rude confrontation sur les lignes directrices de la politique extérieure et de la défense nationale. Le conflit a bien eu lieu mais il a fait long feu. L'expression tombe à pic : une chandelle qui s'éteint. Cette nouvelle majorité exigeait l'adhésion de la France à la " guerre des étoiles ", manière populaire de traduire le projet de M. Reagan dénommé " initiative de défense stratégique ", et résuma par les trois lettres I.D.S, adhésion que j'avais refusée l'année précédente. Mais le Premier ministre nommé et le gouvernement formé, la discussion n'a pas duré longtemps. J'ai réitéré mon refus. On ne m'en a plus reparlé.

Même scénario pour le Tchad. L'ancienne opposition m'avait harcelé pour obtenir l'envoi au nord de ce pays d'un corps expéditionnaire français, à tout le moins, d'avions de bombardement. J'avais considéré que c'eût été commettre une lourde faute. Elle aurait précipité la France dans la guerre civile qui déchirait le Tchad et cette intervention aurait pris les allures d'une expédition coloniale. Il me semblait plus sage de reconstituer l'Etat et l'armée sous l'autorité de M. Hissène Habré, d'empêcher que les combats ne gagnent le sud, d'éviter tout affrontement avec des éléments tchadiens et d'aider le gouvernement légitime à réduire patiemment les positions libyennes. On sait que cette méthode a abouti à la victoire d'Hissène Habré, à la souveraineté restaurée du Tchad et au retour à l'intégrité de son territoire. Mais, en mars 1986, la preuve n'était pas faite. Je m'attendais à une discussion serrée. Le Premier ministre nommé et le gouvernement formé, elle n'a pas duré longtemps. On ne m'en a plus reparlé.

L'opposition d'avant 1986 s'était prononcée pour une révision de la stratégie française en Europe en proposant de séparer l'emploi des armes nucléaires tactiques (à très courte portée) de celui des armes stratégiques. Cela revenait à dire que ces armes tactiques, dont chacune possède une terrible capacité de destruction, seraient considérées comme une banale artillerie complémentaire. Je pensais au contraire que les armes nucléaires, quelle que fût leur portée, formaient un bloc et que l'on n'en pouvait distraire aucun élément . La stratégie de la dissuasion repose en effet sur l'idée que l'arme nucléaire change la nature d'un conflit. Elle a pour objet d'empêcher la guerre, non de la gagner. Elle exclut la priorité donnée par les Etats-Unis, il y a plus de vingt ans, à l'utilisation tactique du nucléaire et aux " armes de théâtre " en Europe, c'est-à-dire au déclenchement de la guerre nucléaire sur le terrain de la bataille. Se placer à l'intérieur du raisonnement selon lequel " un peu " de nucléaire viendrait en renfort d'une guerre classique en voie d'être perdue vouerait la France et l'Europe à la fatalité d'une épouvantable catastrophe. C'est en amont d'une guerre que se situe notre stratégie, pas en aval. Et si par malheur une menace mortelle pour notre indépendance pesait sur nous, ce serait alors à notre force nucléaire entière, stratégique et tactique, après un avertissement, et un seul (il n'y a pas pour la France de stratégie graduée possible), qu'un agresseur éventuel aurait à faire face. Connaissant ces risques, on peut raisonnablement supposer qu'il en resterait là. C'est ainsi en tout cas que les choses se passent depuis quarante ans et que la paix entre puissances dotées de l'arme nucléaire a été préservée.

L'écart qui séparait mes conceptions des thèses de la nouvelle majorité semblait irréductible, d'autant plus que le Premier ministre les avait officialisées par son discours du 12 septembre 1986 à l'Institut des hautes études de Défense nationale. Il y était question d'un " déploiement aléatoire " ou mobile, d'une " nouvelle composante nucléaire stratégique ", disséminée sur le territoire national au lieu d'être centrée sur le plateau d'Albion et quelques aérodromes, et d'un " avertissement diversifié et échelonné dans la profondeur ", rajouts aussi inacceptables que le reste.

Pour mettre un terme à cette divergence qui eût entraîné à coup sûr une crise politique tant elle était par elle-même insoluble, j'ai, peu après, au camp militaire de Caylus, dans le Tarn-et-Garonne, rappelé les fondements de notre doctrine. Il avait fallu, cette fois, plus de six mois pour que les velléités de la nouvelle majorité rentrent clans l'ordre. La discussion était finie. Nous n'en avons plus reparlé.

Ce phénomène d'alignement, rapide ou tardif selon le cas, s'est reproduit à l'identique lors qu'au débat sur " l'option zéro " - liquidation en Europe des armes nucléaires à moyenne portée - 1000 à 5500 kilomètres) et sur " l'option double zéro " (élimination en Europe des armes nucléaires à courte portée - 500 à 1000 kilomètres), l'une et l'autre objet de l'accord de Washington entre MM. Reagan et Gorbatchev, accord que j'approuvais mais que récusaient publiquement ou sourdement les principaux responsables de la majorité et du gouvernement. La discussion sur ces options a été brève. Nous n'en avons plus reparlé.

Je dois dire que, dans ces circonstances, le Premier ministre a montré une certaine abnégation en s'inclinant à répétition devant des décisions qu'il n'approuvait pas. Qu'il ait agi par souci de l'unité de vues de notre politique extérieure et par respect pour la Constitution, plutôt que par le désir de me plaire, je ne puis que l'en féliciter. Je n'en demandais pas davantage. La France a pu parler d'une seule voix.

D'autres différends ont été de la même façon évités et de la même façon résolus.

J'avais fixé, après mai 1981, les principes autour desquels s'ordonnerait notre politique extérieure : l'Europe, l'indépendance nationale, l'équilibre entre les deux blocs militaires, le développement du tiers monde, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Après mars 1986, hormis une détestable inclination du nouveau gouvernement vers l'Afrique du Sud, des tracasseries au Nicaragua et une stagnation de nos aides aux pays pauvres, ces principes ont été respectés. Il n'y eut de dissentiments ni sur l'Afghanistan, ni sur le Cambodge, ni sur le Sahara occidental. Des affinités et des tempéraments différents auraient pu nuire à notre politique africaine. Il n'en a rien été. Le projet d'une entente entre les pays riverains de la Méditerranée occidentale a continué de progresser. De la tribune de la Knesset, à Jérusalem, j'avais exposé la politique française sur la question palestinienne et les droits d'Israël, thèmes que j'avais repris en termes identiques dans les capitales arabes, à Alger, à Damas, à Taïf et au Caire. Parler le même langage aux deux camps ennemis m'apparaissait comme la seule façon de préserver l'autorité morale et politique de la France. Après cela, il suffisait d'une longue patience, le temps d'être compris. En mars 1986, c'était fait. Après une proposition commune au Président égyptien, Hosni Moubarak et à moi-même, j'avais avancé le projet d'une conférence internationale où siégeraient les pays de la région et les parties intéressées ainsi que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, afin de définir les bases d'un retour à la paix. Je pus, en 1986, discuter avec M. Gorbatchev, à Moscou, d'une proposition soviétique similaire. Dès sa désignation, je m'en entretins avec le nouveau Premier ministre qui partagea les mêmes vues. Nous n'eûmes aucune peine sur ce terrain miné à prendre le même chemin.

Plus délicate fut la mise au net de nos démarches en Amérique centrale. Je déplorai et condamnai l'intervention américaine. Mes nouveaux interlocuteurs s'en accommodaient davantage. J'estimais que la France ne pouvait se placer en retrait des propositions du groupe de Contadora (Mexique, Colombie, Venezuela, Panama), qui avait rallié à ses thèses la plupart des pays d'Amérique latine. Ils en convinrent. Là-dessus, le plan Arias (Président du Costa Rica, prix Nobel de la paix en 1987) obtint tous les suffrages. Ce problème extérieur cessa de compliquer nos problèmes intérieurs.

A l'égard du Liban et de son avenir, de la Libye et de ses foucades, de la guerre entre l'Irak et l'Iran, la diplomatie française persévéra dans la continuité que j'avais moi-même assumée en 1981, la recevant des mains de mon prédécesseur. La France ne se reconnaissait aucun ennemi au Moyen-Orient, mais, depuis 1976, était liée à l'Irak par des fournitures d'armement, maintenues après le déclenchement de la guerre. L'Iran jugeait par là que nous avions choisi de le combattre. Il se trompait, mais il est vrai que nous ne pouvions rester indifférents à la rupture de l'équilibre traditionnel entre le monde persan et le monde arabe, au détriment de ce dernier. Il s'ensuivit des crises multiples qui sont dans vos mémoires : blocus de notre ambassade à Téhéran, violences verbales, violences physiques, attentats terroristes, otages détenus par Libanais interposés, rupture des relations diplomatiques. Il nous restait à faire front, ce que nous fîmes. A l'heure où je trace ces lignes, j'espère encore que la tragédie que vivent trois (ou quatre) de nos compatriotes à Beyrouth approche de sa fin.

Au Liban précisément, la France, son amie, a vu se défaire à la fois un peuple, un pays, un Etat soudain séparés du dedans d'eux-mêmes par les distances extrêmes des passions de l'esprit. Nous sommes restés à ses côtés, désireux qu'un conseil, un signe, une présence pussent lui venir en aide.

Nous serons encore là quand se jouera le prochain acte d'une pièce où l'on ne sait qui l'emportera de la haine ou de la pitié.

Nos rapports avec la Libye n'ont cessé d'être frappés d'un sceau singulier. Les ondes retentissent de menaces et de malédictions, parfois aussi de bruits de bottes ou de bombes, mais les ambassades continuent de recevoir à l'heure du thé. Le colonel Kadhafi envoie presque mécaniquement ses avions de guerre - achetés par brassées à la France des années 70 - voler dans le ciel du Tchad où campent des soldats français, obstiné, semble-t-il, à fourbir ses revanches. Nous avons fait la sourde oreille mais gardé l'oeil aux aguets. Pour la première fois en tout cas, depuis vingt ans, le Tchad est libre. Liban, Libye, guerre du Golfe, nulle part la politique française ne s'est dissociée. En contrepoint, le terrorisme international a longtemps prétendu interdire à la France le libre champ de ses initiatives et de sa présence clans le monde. Peine perdue. Je me suis tu sur ce sujet. Mais je n'ai jamais libéré de terroriste. Le silence et la fermeté sont nos meilleures armes. Je n'en dirai pas plus aujourd'hui, sinon que cette ligne de conduite a été observée par le gouvernement. (Je note que la sécurité en France a été assurée avec une grande continuité par les deux majorités contraires de mon septennat. L'opinion, peu à peu, s'en rend compte. Quand on a vu les dix neuf inculpés d'Action directe dans le box, on s'est peut-être rappelé que quinze d'entre eux avaient été arrêtés avant l'arrivée de l'actuel gouvernement. La somme des mesures prises avant et après mars 1986 a fini par doter la police et la gendarmerie des moyens qu'elles réclamaient à juste titre pour réduire l'insécurité et combattre le terrorisme.)

En politique étrangère, la principale difficulté vint de l'Europe. En qualité de chef de parti, le Premier ministre avait beaucoup ferraillé contre l'élargissement de la Communauté à l'Espagne et au Portugal, contre l'Acte instituant le grand marché, contre les quotas laitiers, contre l'augmentation du budget communautaire.

Devenu chef de gouvernement, son premier mouvement avait été de persévérer dans ses refus : contre le programme de recherche communautaire (qui, avec Eureka, lance l'Europe dans la compétition technologique), contre le doublement en cinq ans des fonds structurels (terme technocratique pour dire : aide aux régions pauvres de la Communauté), contre la maîtrise de la politique agricole commune décidée à Fontainebleau en 1984, contre un soutien financier conséquent au programme Erasmus (possibilité pour les étudiants de poursuivre d'une année sur l'autre leurs études dans les universités européennes de leur choix).

Autant de redoutes qu'il fallut enlever une à une. Elles le furent. Dans un deuxième mouvement, en effet, le Premier ministre souscrivit, sans drame, à ce qu'il avait naguère condamné. On fit bonne figure à l'élargissement et les relations avec l'Espagne virèrent au beau fixe. L'Acte unique fut ratifié, le budget agricole maîtrisé plus sévèrement à Bruxelles qu'il ne l'avait été à Fontainebleau, les quotas laitiers rendus plus rigoureux, les ressources propres augmentées, la recherche communautaire financée, les fonds structurels quasiment doublés, le programme Erasmus adopté, les ressources budgétaires portées à 1,3 % du produit intérieur de la Communauté. L'accord final obtenu au Conseil européen de Bruxelles, au mois de février dernier, sur le paquet de mesures indispensables à la bonne marche de la Communauté jusqu'à l'ouverture du grand marché, résulta d'une bonne gestion de la "cohabitation" et d'une volonté devenue commune, au service de l'Europe. En rentrant ce soir-là à Paris, un regard derrière soi mesurait le chemin parcouru. On pouvait respirer. L'Europe était sauve.

(...)

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