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Sténographie de la conférence faite le I° février 1933 aux Causeries Populaires
La théorie marxiste
Camarades,
La théorie marxiste est connue depuis longtemps. En 1918, nous avons célébré le centenaire de la naissance de Karl Marx, né en 1818. je me le rappelle d’autant plus que j’ai écrit l’article sur le centenaire de Marx à la Santé où j’avais, comme collègue de prison, M. Caillaux, l’auteur du mot à la mode : « Le marxisme est périmé ». Et comme de la Santé je ne pouvais pas signer un article pendant la guerre, je l’ai signé « l’Homme libre ! »
Cette année, nous commémorons la cinquantenaire de la mort de Karl Marx, décédé le 14 mars 1883.
Le marxisme n’est pas une théorie abstraite. C’est l’algèbre de la révolution. C’est la science du prolétariat, classe vraiment révolutionnaire, comme l’a dit Marx et comme nous le voyons chaque jour dans la vie.
Il n’est pas étonnant que ceux qui ont quelque chose à conserver, et qui, par définition, sont conservateurs, ceux qui veulent maintenir le régime existant, combattent la théorie marxiste puisque Karl Marx dit au régime capitaliste : « Frère, il faut mourir ! » (Rires.) Et comme le régime actuel ferait plutôt disparaître toute l’humanité que de consentir à disparaître lui-même, il ne se passe pas une année sans qu’il y ait des littérateurs, de savants publicistes, académiciens ou autres, qui s’essaient à réfuter Marx. C’est même devenu une spécialité en Allemagne où il y a toute une catégorie de gens qu’on appelle d’un nom allemand « Marxvernichter » qui veut dire « assassins de Marx », et où tous les ans on voit recommencer le même assassinat. C’est ainsi qu’il existe sur le marxisme toute une littérature qui, par son ampleur, je ne dis pas par sa valeur, dépassera bientôt tout ce qu’on a écrit sur Shakespeare, Goethe ou Kant, les trois hommes sur lesquels on a le plus écrit.
Les attaques contre Marx ne nous étonnent pas. Marx n’a jamais été autant d’actualité, jamais les idées marxistes n’ont été aussi vivantes qu’aujourd’hui. Je ferai cet exposé du marxisme sans passion, objectivement, parce que Marx le mérite, ayant été un penseur objectif.
Il y a deux choses dans Marx : il y a sa méthode et il y a ses théories.
Nous allons voir d’abord si la méthode est « périmée ».
La méthode de Marx
La méthode de Marx est avant tout la méthode matérialiste, Marx était l’ennemi du verbalisme, même du verbalisme prétendu révolutionnaire. Il était contre tous ceux qui, comme disait le spirituel Alexandre Herzen en parlant de son ami Bakounine, ont tort « de prendre le deuxième mois de grossesse pour le neuvième ». Résultat ; fausse couche ! Il était contre les émigrés qui après l’échec de la révolution de 1848, voulaient le plus tôt possible recommencer la révolution. Pour que la révolution triomphe, il faut les conditions matérielles nécessaires pour en assurer la victoire. Il était adversaire de ceux qui, sous prétexte d’aller vite, pour descendre du sixième étage sautent dans le vide au lieu de prendre l’escalier. Evidemment, c’est une méthode pour aller vite. On arrive plus tôt, mais dans quel état !
Marx appliquait la méthode matérialiste. Il étudiait avant tout la réalité, les conditions matérielles de la vie sociale. Il était en même temps dialecticien. Cela veut dire qu’il reconnaissait qu’il faut chercher dans chaque régime les éléments destructifs de ce régime, qui se développent à l’intérieur même de ce régime, ainsi que les éléments constructifs du régime nouveau. On peut dire que chaque régime existant porte dans ses entrailles le régime nouveau, comme la mère porte l’enfant.
Et si Marx et ses partisans donnent au socialisme le qualificatif de « scientifique », c’est parce qu’ils ont trouvé dans la société capitaliste, dans le régime économique existant, aussi bien les éléments destructifs de ce régime que les éléments constructifs du nouveau régime.
La méthode marxiste est basée sur l’idée de l’évolution aboutissant à la révolution. Or, l’idée d’évolution est à la base de toutes les sciences et toutes les conceptions modernes, avec cette différence que les évolutionnistes à la Spencer, arrêtent la loi de l’évolution au seuil du régime actuel : tout évolue, sauf le capitalisme ; la loi de l’évolution doit respectueusement s’écarter de la Banque de France et des autres banques ; là, elle perd son autorité ; elle cesse d’être applicable : toute évolue, sauf la propriété et le mode de production capitalistes. Marx, au contraire, avec une logique implacable disait « Non ! Si tout change, si tout se transforme, il n’y a pas de raison pour que le capitalisme et son mode de production restent au stade qu’ils ont atteint ; il n’y a pas de raison pour que l’évolution historique s’arrête au stade capitaliste. »
Est-ce qu’il faut revenir au dogme de l’invariabilité des espèces, de la stagnation de tout ce qui existe, à la vieille géologie, à la vieille astronomie ? L’astronomie moderne, la géologie moderne, démontrent que les comètes et les planètes se sont développées graduellement et que la terre est passée par divers stades.
Marx est d’accord avec la théorie moderne de l’évolution qui n’exclut pas le passage rapide de l’évolution à la révolution : la théorie de l’évolution de nos jours admet avec de Vriès les passages brusques, « les sauts » dans la marche régulière des choses.
Marx n’oppose jamais évolution à révolution. Ainsi, l’enfant, qui se développe dans les entrailles de la mère, vient au monde avec des déchirements sanglants. Jaurès a cherché en vain à persuader la bourgeoisie qu’on pouvait aller au Maroc par voie de « pénétration pacifique ». Malgré sa bonne volonté, sa puissance de persuasion et son honnêteté, il n’a pas pu faire triompher cette idée de « pénétration pacifique ». Vous savez que nous sommes encore en guerre au Maroc (Applaudissements).
Or, selon la méthode marxiste, selon la dialectique de Marx, il ne faut pas opposer évolution à révolution.
Est-ce que ces idées sont périmées ? Est-ce qu’il faut retourner au verbalisme idéaliste ? Francis Bacon, un des fondateurs de la philosophie moderne, a dit qu’il y a deux sources de vérité : il y a la méthode des abeilles, tributaires de la matière environnante, des plantes et des fleurs où elles puisent leur miel ; et il y a la méthode des araignées qui tirent tout de leur propre substance. Les idéalistes « ont une araignée dans la tête », c’est-à-dire qu’ils tirent tout de leur tête, ce qui les entraîne à prendre des mots pour des réalités.
A notre époque, on abuse beaucoup des grands mots. Pendant la guerre, on a sorti tout le bagage idéaliste. On nous a dit chaque jour que ceux qui partaient sur le front allaient se battre pour « la justice », pour « le droit », pour « la civilisation ». On continue à faire cet abus de grands mots idéalistes qui sont vides de sens dans la société actuelle. Cet abus a si peu cessé que, hier encore, il y avait à la salle Wagram une réunion des petits et moyens propriétaires, organisée par la réaction. Au nom de quels principes s’est-on élevé contre les revendications socialistes et démocratiques ? C’est au nom de l’égalité devant l’impôt, c’est au nom des droits de l’homme que les riches demandent à payer autant que les pauvres, Rothschild autant que Rappoport ! (Rires et applaudissements.)
En effet, au nom des droits de l’homme et du citoyen il faut que le pauvre paie autant que le riche. C’est cette égalité qu’on propose. Et ce sont là des choses vivantes de tous les jours, d’aujourd’hui, d’hier, d’avant-hier. Alors, allez-vous faire à Marx le reproche de n’avoir pas eu confiance dans les mots dont on fait un si grand abus, d’avoir regardé la réalité en face ? Ferdinand Lassalle a dit : « dire ce qui existe, c’est déjà un fait révolutionnaire » parce que la réalité travaille pour nous, parce qu’elle contient des éléments explosifs, parce que l’histoire contient de la dynamite, des forces vraiment révolutionnaires qui font sauter les vieux régimes « périmés ».
Donc, au point de vue de la méthode, le marxisme ne peut être considéré comme « périmé ». Elle procède des idées les plus modernes : mouvement, transformation, évolution, révolution.
Marx avait horreur du vide, de l’abstrait, des mots qui peuvent s’appliquer à tout et qui n’expliquent rien, des grands mots qu’on cherche à exploiter pour cacher de petites choses, ou même des choses abominables.
La lutte de classes
La base sociale de la théorie marxiste, c’est la lutte de classes. Marx ne s’est pas contenté, comme les sociologues bourgeois de cette banalité qui consiste à constater que la société se compose d’individus et non de pommes de terre (Rires). Il a dit : Non, ce ne sont pas les individus qu’il faut étudier dans la société, ni leurs besoins ; ce qu’il faut étudier, ce sont les classes. Quand vous regardez quelqu’un dans la rue et que vous demandez qui est-ce ? Si on vous répond : c’est un homme, vous direz : c’est une mauvaise plaisanterie, et vous n’aurez aucune idée de celui que vous aurez rencontré. Mais si on vous dit : c’est un homme sans travail, c’est un chômeur, alors cela devient clair, vous êtes renseigné ; si on vous dit : c’est Ford, ou Citroën (Rires), immédiatement vous savez à qui vous avez à faire. (Applaudissements.)
On nie encore l’existence des classes. Le Temps, dans ses articles de tête – de tête vide – dit : Vous nous parlez de classes, mais c’est périmé, la Révolution française a passé par là, elle a supprimé les classes ; tous les hommes sont égaux : Félix Faure a pu devenir Président de la République ; rien ne vous empêche de le devenir vous-même ; rien n’est inscrit dans le Code pour l’interdire, donc les classes sont supprimées.
Le Temps oublie jusqu’aux classes des chemins de fer (Rires). Il oublie aussi qu’il y a à Paris même des quartiers de classe et que, par exemple, dans celui que j’habite, et qui s’appelle par ironie le quartier de la Santé, la mortalité est plusieurs fois plus grande que dans les quartiers des classes riches. Il y a même des enterrements de classes, et c’est ainsi que nous promettons au régime capitaliste un enterrement de première classe. (Applaudissements.)
En face des événements qui se sont passés depuis la guerre, c’est une plaisanterie macabre que de dire qu’il n’existe pas de lutte de classes.
On voit dans chaque pays une classe ouvrière organisée ; on voit aussi surgir le fascisme. Si l’on approfondit les choses, qu’est-ce que cela signifie ? C’est la lutte de classes à son plus haut degré. Les classes dominantes ont appris quelque chose de Marx, et surtout de la pratique de la lutte de classe par la classe ouvrière révolutionnaire.
Tant que les gouvernements étaient les gendarmes, les gardiens de la paix sociale, les chiens de garde de la propriété et du régime, on se contentait de charger l’Etat bourgeois de la défense de classe. Mais maintenant, quand, par l’évolution des esprits, par les crises permanentes, on voit que l’Etat peut être menacé sous la pression des masses, ou être mis dans l’impossibilité d’appliquer rigoureusement sa répression contre les nouvelles forces qui se lèvent, alors les classes dominantes, en attirant les inconscients des classes moyennes ou de la classe ouvrière, leur donnent des mots d’ordre soi-disant anticapitalistes, crient contre les capitalistes, contre les banquiers – en ajoutant « juifs » – et s’organisent d’une façon grossièrement démagogique. C’est la défense de classe, c’est la stratégie de classe, c’est aujourd’hui des forces nouvelles de répression terroriste aux forces régulières de l’Etat capitaliste. C’est la lutte de classes sous sa forme la plus violente. Est-ce qu’on peut maintenant nier la lutte de classes ? Est-ce qu’on peut nier les revendications de classe ?
Marx constate ce fait historique. Il n’est pas d’ailleurs le premier qui l’ait constaté. Guizot, le grand historien contemporain de Marx, a expliqué le développement de la monarchie française par la lutte de classes. C’est le monarque qui s’est appuyé sur classe bourgeoise pour diminuer l’influence de la noblesse.
Essayez de comprendre l’histoire moderne et d’expliquer sans l’idée de lutte de classes ce qui se passe aujourd’hui en Angleterre, en Russie, en France, en Italie : vous n’y arriverez pas. C’est le facteur indispensable de compréhension de l’histoire.
Même nos adversaires commencent à parler de classes. Les mots « classe », « régime capitaliste » étaient autrefois bannis comme absurdes, ainsi que le disaient les économistes et théoriciens bourgeois. Ils les considéraient comme une exagération des socialistes. Maintenant, tout le monde parle de régime capitaliste ou de capitalisme, et les fascistes sont obligés de se déclarer parti anticapitaliste.
L’économie politique marxiste
Passons maintenant à l’économie politique marxiste.
Marx ne commençait pas son traité d’économie politique par des banalités comme : Tout le monde, pour se nourrir, se vêtir, etc., a besoin de produire. Non, Marx commence par définir la marchandise, la société capitaliste, par expliquer la loi de la valeur des marchandises, parce que la richesse de notre régime se compose non de biens destinés à satisfaire nos besoins, mais de marchandises, c’est-à-dire de biens destinés à enrichir une classe déterminée. Marx examine donc quelles sont les lois déterminant la valeur de ces marchandises. C’est le travail. En cela, il est d’accord avec les grands économistes classiques. Mais Marx précise que ce n’est pas le travail tout court qui détermine la valeur des marchandises. Si vous vous amusez à transporter sur votre dos un sac de farine de Marseille à Paris, sans passer par le chemin de fer, votre travail sera un travail inutile et n’ajoutera rien à la valeur de la farine. Il faut, pour que le travail détermine la valeur d’un produit, que ce travail soit accompli dans des conditions techniques normales. La théorie de la valeur conduit à la théorie de la plus-value par laquelle Marx démontre que le profit capitaliste se compose du travail non payé par le capitaliste, de l’exploitation de « la marchandise » qui s’appelle « force de travail ».
Marx, dans son analyse du régime capitaliste, formulé la théorie de la concentration capitaliste, de l’expropriation et de la disparition graduelle des classes moyennes.
Est-ce que ces idées sont périmées ? Est-ce que Caillaux peut contester la concentration capitaliste ? Est-ce que les trusts ne sont pas des formes modernes de l’économie capitalistes ? et toutes ces forces capitalistes ne sont-elles pas autant de confirmations de la loi de la concentration capitaliste ? Le pays le plus capitaliste du monde, les Etats-Unis, n’est-il pas dominé par des magnats du capitalisme comme disait Marx, par ceux qu’on appelle « les rois » : rois du pétrole, des chemins de fer, de l’automobile. Il y a même les rois du cochon ou du bifteck à Chicago. Ce sont de véritables monopoles de toutes les richesses matérielles. Ce sont les grands maîtres qui dominent cet immense pays.
En France, il y a encore une masse de petits propriétaires. Mais quand on examine les choses de près, on voit qu’il y a, par exemple, six grandes banques qui dominent tous les marchés et même qui dominent l’Etat. On ne peut donc pas contester, à notre époque de milliardaires, de grandes banques, de grands magasins, de grand commerce, la loi de la concentration capitaliste.
Le réformiste Bernstein, a voulu démontrer que les classes moyennes existent. Il a ramassé tous les livrets de caisse d’épargne de toutes les bonnes pour dire qu’il y a encore là de petits capitalistes. Mais Marx n’a jamais prétendu que le fait de posséder mille ou dix mille francs, c’est être capitaliste ! Pour être capitaliste, selon la définition de Marx, il faut employer les instruments de production pour exploiter le travail des autres et pouvoir vivre sans travailler. Ce n’est pas le cas d’une bonne à tout faire.
Je crois que Caillaux n’a pas lu Marx, tout en déclarant le marxisme périmé. Ce qui est périmé, c’est cette méthode qui consiste à réfuter un grand penseur sans le lire. Bernstein connaissait Marx, il mettait en avant l’argument des sociétés par actions en disant : Il n’y a pas de concentration capitaliste puisqu’il y a tant et tant de millions d’actionnaires. Il n’oubliait que de nous expliquer le mécanisme des sociétés anonymes, où celui qui possède le plus gros paquet d’actions est le véritable maître de la société anonyme, tandis que les autres ne sont que des figurants. (Applaudissements.)
Partout, c’est la même chose. Et quand arrive une crise, quand tous les petits « capitalistes » sont balayés, il ne reste que celui qui possède le plus gros paquet ; et s’il manque quelquefois d’argent, l’Etat capitaliste vient à son secours, comme nous l’avons vu récemment. (Applaudissements.)
Est-ce qu’à notre époque, depuis la guerre notamment, la disparition des classes moyennes est discutable ? Nous le constatons dans tous les pays. Les partis radicaux ou démocratiques en Angleterre, en France, en Allemagne sont les représentants, les chargés d’affaires des classes moyennes. Si ces classes étaient florissantes, elles domineraient toutes les autres, tandis que nous voyons le Parti libéral anglais, avec Lloyd George, réduit à l’impuissance. En Allemagne, les démocrates ont disparu. On ne voit plus que deux blocs en présence : le bloc bourgeois réactionnaire d’un côté, et le bloc révolutionnaire du prolétariat de l’autre. En France, les élections de mai 1932 ont envoyé les gauches en majorité totale ? Elles capitulent sans combat devant la réaction bourgeoise. C’est toujours le mur d’argent, c’est toujours les grandes puissances capitalistes qui ont le dernier mot dans les formations ministérielles.
On a publié côté à côté le portrait de Daladier et celui de Mussolini pour montrer leur ressemblance. Mais ces Mussolini de la démocratie, quand les socialistes leur ont proposé, non pas le programme socialiste mais le minimum du programme radical, ces hommes n’ont pu l’accepter. Daladier s’est plaint, il a presque pleuré, et en face du mur d’argent s’est dressé un mur de lamentations. (Applaudissements.)
Marx a parlé de l’anarchie de la production capitaliste. N’est-elle pas démontrée par le café du Brésil jeté à la mer ou par le blé dont on a chauffé les locomotives ? Au Brésil on jette des centaines de milliers de quintaux de café dans l’Océan. Il a même fallu dépenser beaucoup d’argent pour cela et ne doit-on pas reconnaître comme vraie l’analyse de Marx qui démontrait que les capitalistes sont condamnés à l’anarchie parce qu’ils ne produisent que pour le profit, pour un marché indéterminé. Allez déterminer l’extension de la clientèle mondiale ! On a dit que les capitalistes étaient assez intelligents pour pouvoir, avec leurs savants, leurs publicistes, leurs experts, déterminer le volume du marché mondial. Mais est-ce qu’on a pu le faire ? Est-ce que la plus grande crise des dernières années ne s’est pas produite justement dans les pays des trusts. C’est précisément en Amérique, pays des trusts colossaux, que la crise a été la plus colossale.
Cela prouve que le capitalisme ne peut sortir de l’anarchie. Il produit l’abondance. Mais en face, il y a 30 millions de chômeurs, chiffre donné par la Société des nations, qui n’est pas encore communiste. (Rires.) Avec leurs familles, cela représente une population de 120 millions au moins. Le chômage n’est-il pas le produit du capitalisme ? Ce phénomène a été démontré avec une admirable précision par Marx quand il traçait le tableau de ces immenses richesses créées par la technique moderne en face d’une armée de réserve de sans-travail crevant de faim à côté de magasins regorgeant de marchandises. (Applaudissements.) Est-ce que par hasard cette théorie de la crise du capitalisme est une théorie périmée ? Il faut être de mauvaise foi ou ignorant comme un académicien pour l’affirmer. (Rires et applaudissements.)
Un grand nombre d’Américains ont découvert en Amérique la technocratie. Ils ont démontré, avec de nombreuses données statistiques, les merveilles de la technique. On peut faire travailler une usine pendant vingt-quatre heures sans un seul ouvrier et augmenter de 4.000 fois la productivité de certains travaux. Mais Marx, précisément, citait souvent le mot d’Aristote – le plus grand penseur de l’antiquité – qui, pour justifier l’esclavage, disait : « Si on avait inventé des machines à tisser et à faire certains travaux, on aurait pu se passer de l’esclavage ». Marx aimait à citer ce mot pour montrer que nous avons réalisé l’idée géniale d’Aristote. Nous avons de véritables merveilles de productivité ; nous avons des machines à tout faire, nous avons d’admirables machines, c’est un héritage capitaliste que nous ne repoussons pas. Marx a même fait l’éloge de la mission historique accomplie par la bourgeoisie, qui a fait surgir des villes géantes et créé la production mécanique moderne. Il a écrit cela en 1847. S’il avait vu les miracles actuels de la production, qu’est-ce qu’il aurait dit ! Mais nous avons constaté que ces merveilles techniques, ces admirables machines, au lieu de créer le bonheur social et individuel ne servent qu’à une catégorie de privilégiés et se dressent contre les ouvriers. Chaque nouvelle machine représente une nouvelle hécatombe de travailleurs, des milliers d’ouvriers jetés sur le pavé, sans travail. (Applaudissements.)
La rationalisation capitaliste, c’est le rationnement du prolétariat. Plus la société capitaliste est rationalisée, moins vous avez de moyens d’existence. C’est la confirmation de la dialectique de K. Marx qui a démontré que toute société périt de ses propres contradictions. Il a consacré sa vie à l’étude des contradictions inhérentes au régime capitaliste, des abus que le régime engendre fatalement. Et il ne suffit pas de détruire ces abus, comme disent les ignorants, c’est la source même de ces abus qu’il s’agit de détruire : le régime capitaliste !
Marx a démontré que toutes ces contradictions sociales sont inhérentes au mode de production capitaliste, au fait que les moyens de production sont monopolisés par une oligarchie, concentrés entre les mains d’une minorité qui s’enrichit tandis que la majorité, la classe ouvrière, ne peut vivre qu’en vendant sa force de travail à ces propriétaires des moyens de production.
C’est cela que Marx a constaté. Est-ce que ce n’est pas vrai ? Est-ce qu’il y a d’autres moyens de combattre la crise sans détruire les causes mêmes de la crise ? Or, que disent les technocrates ? Ils veulent garder le régime capitaliste, donc les causes mêmes de la crise, la base même, la source même des contradictions du régime, et en même temps ils prétendent vouloir en supprimer les conséquences. Mais que se passera-t-il si les technocrates deviennent les maîtres ? Ce sera l’économie organisée ou coordonnée, mais elle sera subordonnée aux intérêts capitalistes. A la tête de la société, et, à la place des capitalistes, ce seront les grands ingénieurs, les grands techniciens qui domineront, mais toujours en vue de l’exploitation, parce que, du moment que vous laissez les prolétaires dans leur état, dans leur situation d’hommes privés d’instruments de travail, ils seront fatalement esclaves, que ce soit de Ford ou de ses ingénieurs. Il n’y aura rien changé. Au lieu de la ploutocratie, ce sera la technocratie.
D’ailleurs, Saint-Simon a devancé les technocrates dans une fameuse parabole qui lui a même valu des poursuites judiciaires. Il a dit : les rois, les parents des rois, les généraux, les ministres, tout cela peut disparaître, la société ne disparaîtra pas. Mais les techniciens, c’est une autre affaire. Il a reconnu la valeur des ingénieurs, des architectes, des médecins. Ce n’est pas nouveau. C’est, je le répète, l’Amérique découverte en Amérique par les Américains. Mais au lieu de partir d’une prémisse exacte et de voir la raison profonde de cette anarchie capitaliste, de cette contradiction entre le progrès technique et la misère sociale, les « technocrates » se bouchent les oreilles et se ferment les yeux pour pouvoir conserver le régime d’exploitation de l’homme par l’homme.
La politique marxiste
Je passe maintenant au dernier chapitre : la politique marxiste.
Marx, se basant sur l’analyse de la société capitaliste ne s’adresse pas à toutes les bonnes volontés, à tous les intérêts prétendus généraux. Comme il base sa sociologie sur l’existence de classes opposées les unes aux autres, ayant des intérêts antagonistes, il a compris que parmi toutes ces classes celle du prolétariat est la seule classe révolutionnaire. C’est logique. N’ayant rien à conserver, elle n’a pas d’intérêt à être conservatrice. Elle n’a que sa force de travail. C’est donc une classe révolutionnaire. Elle n’a que ses chaînes à perdre et tout à gagner, dit Marx à la fin de son Manifeste. Comment voulez-vous que les capitalistes soient révolutionnaires ? Avez-vous connu des capitalistes demandant des courtes journées et des hauts salaires ? (Rires.) Jamais la classe capitaliste ne déclarera qu’elle veut supprimer sa propriété. Il peut y avoir de rares exceptions confirmant la règle, mais jamais une classe ne s’est suicidée.
Marx l’a compris, tandis que les utopistes comme Charles Fourier cherchaient à persuader la bourgeoisie d’être intelligente et d’organiser l’harmonie, la coopération sociales. D’autres, comme Robert Owen, qui a sacrifié des millions pour la réforme sociale, adressaient sincèrement et de bonne foi des lettres, des suppliques au congrès où les monarques étaient réunis, pour prendre des mesures contre-révolutionnaires. Il cherchait à persuader ces monarques qu’en adoptant son projet on pourrait faire l’économie d’une révolution. Il cherchait à persuader les loups de ne pas manger les moutons. Naturellement, on se moquait de lui et ses suppliques sont restées sans conséquences.
Marx n’était pas contre l’action politique. Il n’opposait pas le syndicalisme, l’action économique de la classe ouvrière à son action politique. Il comprenait bien le rôle de l’Etat qu’il définissait ainsi : l’Etat, c’est un conseil d’administration des classes dominantes réuni pour opprimer les classes exploitées, les classes dépossédées. Il ajoutait : il faut détruire cette force, donnons le pouvoir au prolétariat – c’est ce qu’on appelle la dictature du prolétariat, donnons le pouvoir d’Etat au prolétariat afin de supprimer les inégalités ou plutôt d’enlever aux oligarchies capitalistes le monopole des moyens de production. Selon lui, il faut supprimer la domination des classes possédantes, exproprier les propriétaires. Et par quels moyens, sinon par la révolution ?
C’est de Marx que date le mot de « crétinisme parlementaire ». Marx n’était pourtant pas contre l’action parlementaire. Mais il appelait « crétinisme parlementaire » l’action de ceux qui croyaient pouvoir réaliser ainsi la transformation sociale. Maintenant, le crétinisme parlementaire s’est doublé du crétinisme ministérialiste.
On croit qu’avec de bons ministres on peut transformer la société. Marx le niait. Et l’un des plus grands crimes de la social-démocratie allemande est d’avoir cru qu’à l’aide du « crétinisme parlementaire » et de la participation à l’Etat bourgeois, on pouvait changer le régime social. Or, vous savez dans quel état se trouve actuellement l’Allemagne d’Hitler. (Applaudissements.)
Est-ce que ce n’est pas de l’actualité ? Est-ce que l’idée de la conquête du pouvoir par la force révolutionnaire est une idée périmée ? Jamais un peuple, jamais une classe n’obtient sa libération à genoux. Il faut se mettre debout, lutter, verser son sang si on veut aboutir à son émancipation. (Applaudissements.) Ce n’est pas en s’appuyant seulement sur des millions de voix qu’on peut faire l’économie d’une révolution. En 1904, à Amsterdam, Bebel se dressait contre la participation ministérielle que soutenaient les réformistes et demandait qu’on déclare la classe ouvrière « parti de révolution ». Mais quand il s’agissait de définir la révolution, c’était une autre affaire. Il disait au même congrès : Nous augmentons nos voix par millions ; quand nous aurons la majorité, la bourgeoisie sera noyée, ce sera un îlot dans un océan. Nous voyons aujourd’hui « l’îlot » dans la personne de Hitler et ses sicaires. (Applaudissements.)
Marx n’a jamais, dans toute son œuvre, employé la phraséologie révolutionnaire. La révolution chez Marx est comme un feu souterrain qui couve sous ses théories. Il a examiné les facteurs révolutionnaires sans chercher des phrases révolutionnaires. C’est la spécialité de certaines catégories de gens. Ce n’est pas celle de Marx qui ne s’est préoccupé que de constater les faits, ce qui suffit pour en faire ressortir les conclusions logiques : organiser la classe ouvrière avec cette conscience qu’elle est une classe révolutionnaire, qu’elle n’est pas une classe pour négocier, mais une classe pour combattre, comme disait Jules Guesde. Alors, soit dit en passant, on ne devient pas ministre d’Etat, c’est-à-dire membre du conseil d’administration des classes dominantes. Comment ! Vous voulez entrer dans ce conseil d’administration pour assurer les affaires courantes de la bourgeoisie ? Comment, pour vous donner un autre exemple de la collaboration de classes, comment, dis-je, Blum peut-il déclarer dans ses discours et articles que nous n’avons aucun intérêt à la faillite du régime bourgeois ? Cependant, Mirabeau lui-même, ce révolutionnaire bourgeois sorti de la noblesse, avait compris que la faillite de la noblesse était une faillite nécessaire pour l’avènement de la bourgeoisie. Et nous ne comprendrions pas que la déconfiture du capitalisme puisse servir le prolétariat ! Notre devoir, notre « mission » historique n’est pas, selon Marx, de sauver le capitalisme de la faillite d’ailleurs inévitable, mais d’organiser et développer la conscience de classe du prolétariat.
Oui, il y aura des souffrances ; mais est-ce qu’avec la guerre qui se prépare il n’y en aura pas davantage ? Est-ce qu’on ne nous menace pas d’une guerre d’extermination ? Est-ce que les réformistes aussi bien que les révolutionnaires ne disparaîtront pas dans la tourmente. Pouvons-nous avoir confiance dans les palabres des pacifistes de Genève ? Est-ce que tout cela n’a pas fait faillite ?
Marx l’a prévu en déclarant que le capitalisme est à la base de toutes les guerres modernes, et, Lénine, à son tour, a démontré qu’en période impérialiste les guerres sont inévitables. Nous n’avons qu’à constater les faits qui se passent devant nous. Nous voyons l’impuissance de la Société des nations. Malgré la confiance qu’on avait pu mettre au début en la Société de nations, elle n’a pas pu empêcher la guerre en Orient ; et si demain l’Allemagne, se fiant aux procédés chimiques si développés chez elle, veut occuper le corridor polonais et faire surgir une guerre, est-ce que la Société des nations pourra l’empêcher ?
Le marxisme n’est pas périmé
Marx a dressé son économie contre l’économie classique de la bourgeoisie. Quel était le principe directeur, fondamental, de l’économie bourgeoise ? C’était : « laissez faire, laissez passer » ! Mais est-ce qu’il y a quelqu’un encore dans le monde qui puisse accepter ce principe et admettre qu’on dise : laissez faire la guerre, laissez passer la misère ? Est-ce que l’individualisme n’a pas fait faillite ?
Il y a la théorie des élites, adoptée par M. Caillaux, l’auteur du mot « Le marxisme est périmé ». Les élites, c’est naturellement M. Caillaux est ses amis. Nous, nous disons : Il y a une autre élite, c’est la classe ouvrière, qui commence à penser, à s’organiser, à devenir une force mondiale. Nous avons déjà l’exemple de l’U.R.S.S., et je demande à mes contradicteurs quel a été le sociologue ou l’homme d’Etat ou l’historien qui a prévu l’avènement du prolétariat et le rôle historique qu’il joue en ce moment ?
Marx et Engels ont prévu ce rôle historique du prolétariat, et c’était d’autant plus difficile qu’en 1847 le prolétariat n’existait que comme fait social, mais non encore comme organisation consciente de son but historique : la suppression du capitalisme. Marx et Engels n’avaient vu que les débuts de la classe ouvrière, mais grâce à leur analyse géniale, à leur méthode matérialiste dialectique ils ont prévu le rôle historique du prolétariat.
On peut critiquer les difficultés d’un pays représentant la sixième partie du globe et boycotté par tous les autres. Mais il y a là un fait qui existe, c’est que le prolétariat a conquis le pouvoir, qu’il le tient bien et qu’il édifie victorieusement le socialisme. (Applaudissements.)
Est-ce que le rôle historique du prolétariat est périmé ? Non, le marxisme n’est pas périmé. Il est vivant, et il vivra partout ! (Vifs applaudissements.)
Sténographie de la conférence faite le I° février 1933 aux Causeries Populaires
La théorie marxiste
Camarades,
La théorie marxiste est connue depuis longtemps. En 1918, nous avons célébré le centenaire de la naissance de Karl Marx, né en 1818. je me le rappelle d’autant plus que j’ai écrit l’article sur le centenaire de Marx à la Santé où j’avais, comme collègue de prison, M. Caillaux, l’auteur du mot à la mode : « Le marxisme est périmé ». Et comme de la Santé je ne pouvais pas signer un article pendant la guerre, je l’ai signé « l’Homme libre ! »
Cette année, nous commémorons la cinquantenaire de la mort de Karl Marx, décédé le 14 mars 1883.
Le marxisme n’est pas une théorie abstraite. C’est l’algèbre de la révolution. C’est la science du prolétariat, classe vraiment révolutionnaire, comme l’a dit Marx et comme nous le voyons chaque jour dans la vie.
Il n’est pas étonnant que ceux qui ont quelque chose à conserver, et qui, par définition, sont conservateurs, ceux qui veulent maintenir le régime existant, combattent la théorie marxiste puisque Karl Marx dit au régime capitaliste : « Frère, il faut mourir ! » (Rires.) Et comme le régime actuel ferait plutôt disparaître toute l’humanité que de consentir à disparaître lui-même, il ne se passe pas une année sans qu’il y ait des littérateurs, de savants publicistes, académiciens ou autres, qui s’essaient à réfuter Marx. C’est même devenu une spécialité en Allemagne où il y a toute une catégorie de gens qu’on appelle d’un nom allemand « Marxvernichter » qui veut dire « assassins de Marx », et où tous les ans on voit recommencer le même assassinat. C’est ainsi qu’il existe sur le marxisme toute une littérature qui, par son ampleur, je ne dis pas par sa valeur, dépassera bientôt tout ce qu’on a écrit sur Shakespeare, Goethe ou Kant, les trois hommes sur lesquels on a le plus écrit.
Les attaques contre Marx ne nous étonnent pas. Marx n’a jamais été autant d’actualité, jamais les idées marxistes n’ont été aussi vivantes qu’aujourd’hui. Je ferai cet exposé du marxisme sans passion, objectivement, parce que Marx le mérite, ayant été un penseur objectif.
Il y a deux choses dans Marx : il y a sa méthode et il y a ses théories.
Nous allons voir d’abord si la méthode est « périmée ».
La méthode de Marx
La méthode de Marx est avant tout la méthode matérialiste, Marx était l’ennemi du verbalisme, même du verbalisme prétendu révolutionnaire. Il était contre tous ceux qui, comme disait le spirituel Alexandre Herzen en parlant de son ami Bakounine, ont tort « de prendre le deuxième mois de grossesse pour le neuvième ». Résultat ; fausse couche ! Il était contre les émigrés qui après l’échec de la révolution de 1848, voulaient le plus tôt possible recommencer la révolution. Pour que la révolution triomphe, il faut les conditions matérielles nécessaires pour en assurer la victoire. Il était adversaire de ceux qui, sous prétexte d’aller vite, pour descendre du sixième étage sautent dans le vide au lieu de prendre l’escalier. Evidemment, c’est une méthode pour aller vite. On arrive plus tôt, mais dans quel état !
Marx appliquait la méthode matérialiste. Il étudiait avant tout la réalité, les conditions matérielles de la vie sociale. Il était en même temps dialecticien. Cela veut dire qu’il reconnaissait qu’il faut chercher dans chaque régime les éléments destructifs de ce régime, qui se développent à l’intérieur même de ce régime, ainsi que les éléments constructifs du régime nouveau. On peut dire que chaque régime existant porte dans ses entrailles le régime nouveau, comme la mère porte l’enfant.
Et si Marx et ses partisans donnent au socialisme le qualificatif de « scientifique », c’est parce qu’ils ont trouvé dans la société capitaliste, dans le régime économique existant, aussi bien les éléments destructifs de ce régime que les éléments constructifs du nouveau régime.
La méthode marxiste est basée sur l’idée de l’évolution aboutissant à la révolution. Or, l’idée d’évolution est à la base de toutes les sciences et toutes les conceptions modernes, avec cette différence que les évolutionnistes à la Spencer, arrêtent la loi de l’évolution au seuil du régime actuel : tout évolue, sauf le capitalisme ; la loi de l’évolution doit respectueusement s’écarter de la Banque de France et des autres banques ; là, elle perd son autorité ; elle cesse d’être applicable : toute évolue, sauf la propriété et le mode de production capitalistes. Marx, au contraire, avec une logique implacable disait « Non ! Si tout change, si tout se transforme, il n’y a pas de raison pour que le capitalisme et son mode de production restent au stade qu’ils ont atteint ; il n’y a pas de raison pour que l’évolution historique s’arrête au stade capitaliste. »
Est-ce qu’il faut revenir au dogme de l’invariabilité des espèces, de la stagnation de tout ce qui existe, à la vieille géologie, à la vieille astronomie ? L’astronomie moderne, la géologie moderne, démontrent que les comètes et les planètes se sont développées graduellement et que la terre est passée par divers stades.
Marx est d’accord avec la théorie moderne de l’évolution qui n’exclut pas le passage rapide de l’évolution à la révolution : la théorie de l’évolution de nos jours admet avec de Vriès les passages brusques, « les sauts » dans la marche régulière des choses.
Marx n’oppose jamais évolution à révolution. Ainsi, l’enfant, qui se développe dans les entrailles de la mère, vient au monde avec des déchirements sanglants. Jaurès a cherché en vain à persuader la bourgeoisie qu’on pouvait aller au Maroc par voie de « pénétration pacifique ». Malgré sa bonne volonté, sa puissance de persuasion et son honnêteté, il n’a pas pu faire triompher cette idée de « pénétration pacifique ». Vous savez que nous sommes encore en guerre au Maroc (Applaudissements).
Or, selon la méthode marxiste, selon la dialectique de Marx, il ne faut pas opposer évolution à révolution.
Est-ce que ces idées sont périmées ? Est-ce qu’il faut retourner au verbalisme idéaliste ? Francis Bacon, un des fondateurs de la philosophie moderne, a dit qu’il y a deux sources de vérité : il y a la méthode des abeilles, tributaires de la matière environnante, des plantes et des fleurs où elles puisent leur miel ; et il y a la méthode des araignées qui tirent tout de leur propre substance. Les idéalistes « ont une araignée dans la tête », c’est-à-dire qu’ils tirent tout de leur tête, ce qui les entraîne à prendre des mots pour des réalités.
A notre époque, on abuse beaucoup des grands mots. Pendant la guerre, on a sorti tout le bagage idéaliste. On nous a dit chaque jour que ceux qui partaient sur le front allaient se battre pour « la justice », pour « le droit », pour « la civilisation ». On continue à faire cet abus de grands mots idéalistes qui sont vides de sens dans la société actuelle. Cet abus a si peu cessé que, hier encore, il y avait à la salle Wagram une réunion des petits et moyens propriétaires, organisée par la réaction. Au nom de quels principes s’est-on élevé contre les revendications socialistes et démocratiques ? C’est au nom de l’égalité devant l’impôt, c’est au nom des droits de l’homme que les riches demandent à payer autant que les pauvres, Rothschild autant que Rappoport ! (Rires et applaudissements.)
En effet, au nom des droits de l’homme et du citoyen il faut que le pauvre paie autant que le riche. C’est cette égalité qu’on propose. Et ce sont là des choses vivantes de tous les jours, d’aujourd’hui, d’hier, d’avant-hier. Alors, allez-vous faire à Marx le reproche de n’avoir pas eu confiance dans les mots dont on fait un si grand abus, d’avoir regardé la réalité en face ? Ferdinand Lassalle a dit : « dire ce qui existe, c’est déjà un fait révolutionnaire » parce que la réalité travaille pour nous, parce qu’elle contient des éléments explosifs, parce que l’histoire contient de la dynamite, des forces vraiment révolutionnaires qui font sauter les vieux régimes « périmés ».
Donc, au point de vue de la méthode, le marxisme ne peut être considéré comme « périmé ». Elle procède des idées les plus modernes : mouvement, transformation, évolution, révolution.
Marx avait horreur du vide, de l’abstrait, des mots qui peuvent s’appliquer à tout et qui n’expliquent rien, des grands mots qu’on cherche à exploiter pour cacher de petites choses, ou même des choses abominables.
La lutte de classes
La base sociale de la théorie marxiste, c’est la lutte de classes. Marx ne s’est pas contenté, comme les sociologues bourgeois de cette banalité qui consiste à constater que la société se compose d’individus et non de pommes de terre (Rires). Il a dit : Non, ce ne sont pas les individus qu’il faut étudier dans la société, ni leurs besoins ; ce qu’il faut étudier, ce sont les classes. Quand vous regardez quelqu’un dans la rue et que vous demandez qui est-ce ? Si on vous répond : c’est un homme, vous direz : c’est une mauvaise plaisanterie, et vous n’aurez aucune idée de celui que vous aurez rencontré. Mais si on vous dit : c’est un homme sans travail, c’est un chômeur, alors cela devient clair, vous êtes renseigné ; si on vous dit : c’est Ford, ou Citroën (Rires), immédiatement vous savez à qui vous avez à faire. (Applaudissements.)
On nie encore l’existence des classes. Le Temps, dans ses articles de tête – de tête vide – dit : Vous nous parlez de classes, mais c’est périmé, la Révolution française a passé par là, elle a supprimé les classes ; tous les hommes sont égaux : Félix Faure a pu devenir Président de la République ; rien ne vous empêche de le devenir vous-même ; rien n’est inscrit dans le Code pour l’interdire, donc les classes sont supprimées.
Le Temps oublie jusqu’aux classes des chemins de fer (Rires). Il oublie aussi qu’il y a à Paris même des quartiers de classe et que, par exemple, dans celui que j’habite, et qui s’appelle par ironie le quartier de la Santé, la mortalité est plusieurs fois plus grande que dans les quartiers des classes riches. Il y a même des enterrements de classes, et c’est ainsi que nous promettons au régime capitaliste un enterrement de première classe. (Applaudissements.)
En face des événements qui se sont passés depuis la guerre, c’est une plaisanterie macabre que de dire qu’il n’existe pas de lutte de classes.
On voit dans chaque pays une classe ouvrière organisée ; on voit aussi surgir le fascisme. Si l’on approfondit les choses, qu’est-ce que cela signifie ? C’est la lutte de classes à son plus haut degré. Les classes dominantes ont appris quelque chose de Marx, et surtout de la pratique de la lutte de classe par la classe ouvrière révolutionnaire.
Tant que les gouvernements étaient les gendarmes, les gardiens de la paix sociale, les chiens de garde de la propriété et du régime, on se contentait de charger l’Etat bourgeois de la défense de classe. Mais maintenant, quand, par l’évolution des esprits, par les crises permanentes, on voit que l’Etat peut être menacé sous la pression des masses, ou être mis dans l’impossibilité d’appliquer rigoureusement sa répression contre les nouvelles forces qui se lèvent, alors les classes dominantes, en attirant les inconscients des classes moyennes ou de la classe ouvrière, leur donnent des mots d’ordre soi-disant anticapitalistes, crient contre les capitalistes, contre les banquiers – en ajoutant « juifs » – et s’organisent d’une façon grossièrement démagogique. C’est la défense de classe, c’est la stratégie de classe, c’est aujourd’hui des forces nouvelles de répression terroriste aux forces régulières de l’Etat capitaliste. C’est la lutte de classes sous sa forme la plus violente. Est-ce qu’on peut maintenant nier la lutte de classes ? Est-ce qu’on peut nier les revendications de classe ?
Marx constate ce fait historique. Il n’est pas d’ailleurs le premier qui l’ait constaté. Guizot, le grand historien contemporain de Marx, a expliqué le développement de la monarchie française par la lutte de classes. C’est le monarque qui s’est appuyé sur classe bourgeoise pour diminuer l’influence de la noblesse.
Essayez de comprendre l’histoire moderne et d’expliquer sans l’idée de lutte de classes ce qui se passe aujourd’hui en Angleterre, en Russie, en France, en Italie : vous n’y arriverez pas. C’est le facteur indispensable de compréhension de l’histoire.
Même nos adversaires commencent à parler de classes. Les mots « classe », « régime capitaliste » étaient autrefois bannis comme absurdes, ainsi que le disaient les économistes et théoriciens bourgeois. Ils les considéraient comme une exagération des socialistes. Maintenant, tout le monde parle de régime capitaliste ou de capitalisme, et les fascistes sont obligés de se déclarer parti anticapitaliste.
L’économie politique marxiste
Passons maintenant à l’économie politique marxiste.
Marx ne commençait pas son traité d’économie politique par des banalités comme : Tout le monde, pour se nourrir, se vêtir, etc., a besoin de produire. Non, Marx commence par définir la marchandise, la société capitaliste, par expliquer la loi de la valeur des marchandises, parce que la richesse de notre régime se compose non de biens destinés à satisfaire nos besoins, mais de marchandises, c’est-à-dire de biens destinés à enrichir une classe déterminée. Marx examine donc quelles sont les lois déterminant la valeur de ces marchandises. C’est le travail. En cela, il est d’accord avec les grands économistes classiques. Mais Marx précise que ce n’est pas le travail tout court qui détermine la valeur des marchandises. Si vous vous amusez à transporter sur votre dos un sac de farine de Marseille à Paris, sans passer par le chemin de fer, votre travail sera un travail inutile et n’ajoutera rien à la valeur de la farine. Il faut, pour que le travail détermine la valeur d’un produit, que ce travail soit accompli dans des conditions techniques normales. La théorie de la valeur conduit à la théorie de la plus-value par laquelle Marx démontre que le profit capitaliste se compose du travail non payé par le capitaliste, de l’exploitation de « la marchandise » qui s’appelle « force de travail ».
Marx, dans son analyse du régime capitaliste, formulé la théorie de la concentration capitaliste, de l’expropriation et de la disparition graduelle des classes moyennes.
Est-ce que ces idées sont périmées ? Est-ce que Caillaux peut contester la concentration capitaliste ? Est-ce que les trusts ne sont pas des formes modernes de l’économie capitalistes ? et toutes ces forces capitalistes ne sont-elles pas autant de confirmations de la loi de la concentration capitaliste ? Le pays le plus capitaliste du monde, les Etats-Unis, n’est-il pas dominé par des magnats du capitalisme comme disait Marx, par ceux qu’on appelle « les rois » : rois du pétrole, des chemins de fer, de l’automobile. Il y a même les rois du cochon ou du bifteck à Chicago. Ce sont de véritables monopoles de toutes les richesses matérielles. Ce sont les grands maîtres qui dominent cet immense pays.
En France, il y a encore une masse de petits propriétaires. Mais quand on examine les choses de près, on voit qu’il y a, par exemple, six grandes banques qui dominent tous les marchés et même qui dominent l’Etat. On ne peut donc pas contester, à notre époque de milliardaires, de grandes banques, de grands magasins, de grand commerce, la loi de la concentration capitaliste.
Le réformiste Bernstein, a voulu démontrer que les classes moyennes existent. Il a ramassé tous les livrets de caisse d’épargne de toutes les bonnes pour dire qu’il y a encore là de petits capitalistes. Mais Marx n’a jamais prétendu que le fait de posséder mille ou dix mille francs, c’est être capitaliste ! Pour être capitaliste, selon la définition de Marx, il faut employer les instruments de production pour exploiter le travail des autres et pouvoir vivre sans travailler. Ce n’est pas le cas d’une bonne à tout faire.
Je crois que Caillaux n’a pas lu Marx, tout en déclarant le marxisme périmé. Ce qui est périmé, c’est cette méthode qui consiste à réfuter un grand penseur sans le lire. Bernstein connaissait Marx, il mettait en avant l’argument des sociétés par actions en disant : Il n’y a pas de concentration capitaliste puisqu’il y a tant et tant de millions d’actionnaires. Il n’oubliait que de nous expliquer le mécanisme des sociétés anonymes, où celui qui possède le plus gros paquet d’actions est le véritable maître de la société anonyme, tandis que les autres ne sont que des figurants. (Applaudissements.)
Partout, c’est la même chose. Et quand arrive une crise, quand tous les petits « capitalistes » sont balayés, il ne reste que celui qui possède le plus gros paquet ; et s’il manque quelquefois d’argent, l’Etat capitaliste vient à son secours, comme nous l’avons vu récemment. (Applaudissements.)
Est-ce qu’à notre époque, depuis la guerre notamment, la disparition des classes moyennes est discutable ? Nous le constatons dans tous les pays. Les partis radicaux ou démocratiques en Angleterre, en France, en Allemagne sont les représentants, les chargés d’affaires des classes moyennes. Si ces classes étaient florissantes, elles domineraient toutes les autres, tandis que nous voyons le Parti libéral anglais, avec Lloyd George, réduit à l’impuissance. En Allemagne, les démocrates ont disparu. On ne voit plus que deux blocs en présence : le bloc bourgeois réactionnaire d’un côté, et le bloc révolutionnaire du prolétariat de l’autre. En France, les élections de mai 1932 ont envoyé les gauches en majorité totale ? Elles capitulent sans combat devant la réaction bourgeoise. C’est toujours le mur d’argent, c’est toujours les grandes puissances capitalistes qui ont le dernier mot dans les formations ministérielles.
On a publié côté à côté le portrait de Daladier et celui de Mussolini pour montrer leur ressemblance. Mais ces Mussolini de la démocratie, quand les socialistes leur ont proposé, non pas le programme socialiste mais le minimum du programme radical, ces hommes n’ont pu l’accepter. Daladier s’est plaint, il a presque pleuré, et en face du mur d’argent s’est dressé un mur de lamentations. (Applaudissements.)
Marx a parlé de l’anarchie de la production capitaliste. N’est-elle pas démontrée par le café du Brésil jeté à la mer ou par le blé dont on a chauffé les locomotives ? Au Brésil on jette des centaines de milliers de quintaux de café dans l’Océan. Il a même fallu dépenser beaucoup d’argent pour cela et ne doit-on pas reconnaître comme vraie l’analyse de Marx qui démontrait que les capitalistes sont condamnés à l’anarchie parce qu’ils ne produisent que pour le profit, pour un marché indéterminé. Allez déterminer l’extension de la clientèle mondiale ! On a dit que les capitalistes étaient assez intelligents pour pouvoir, avec leurs savants, leurs publicistes, leurs experts, déterminer le volume du marché mondial. Mais est-ce qu’on a pu le faire ? Est-ce que la plus grande crise des dernières années ne s’est pas produite justement dans les pays des trusts. C’est précisément en Amérique, pays des trusts colossaux, que la crise a été la plus colossale.
Cela prouve que le capitalisme ne peut sortir de l’anarchie. Il produit l’abondance. Mais en face, il y a 30 millions de chômeurs, chiffre donné par la Société des nations, qui n’est pas encore communiste. (Rires.) Avec leurs familles, cela représente une population de 120 millions au moins. Le chômage n’est-il pas le produit du capitalisme ? Ce phénomène a été démontré avec une admirable précision par Marx quand il traçait le tableau de ces immenses richesses créées par la technique moderne en face d’une armée de réserve de sans-travail crevant de faim à côté de magasins regorgeant de marchandises. (Applaudissements.) Est-ce que par hasard cette théorie de la crise du capitalisme est une théorie périmée ? Il faut être de mauvaise foi ou ignorant comme un académicien pour l’affirmer. (Rires et applaudissements.)
Un grand nombre d’Américains ont découvert en Amérique la technocratie. Ils ont démontré, avec de nombreuses données statistiques, les merveilles de la technique. On peut faire travailler une usine pendant vingt-quatre heures sans un seul ouvrier et augmenter de 4.000 fois la productivité de certains travaux. Mais Marx, précisément, citait souvent le mot d’Aristote – le plus grand penseur de l’antiquité – qui, pour justifier l’esclavage, disait : « Si on avait inventé des machines à tisser et à faire certains travaux, on aurait pu se passer de l’esclavage ». Marx aimait à citer ce mot pour montrer que nous avons réalisé l’idée géniale d’Aristote. Nous avons de véritables merveilles de productivité ; nous avons des machines à tout faire, nous avons d’admirables machines, c’est un héritage capitaliste que nous ne repoussons pas. Marx a même fait l’éloge de la mission historique accomplie par la bourgeoisie, qui a fait surgir des villes géantes et créé la production mécanique moderne. Il a écrit cela en 1847. S’il avait vu les miracles actuels de la production, qu’est-ce qu’il aurait dit ! Mais nous avons constaté que ces merveilles techniques, ces admirables machines, au lieu de créer le bonheur social et individuel ne servent qu’à une catégorie de privilégiés et se dressent contre les ouvriers. Chaque nouvelle machine représente une nouvelle hécatombe de travailleurs, des milliers d’ouvriers jetés sur le pavé, sans travail. (Applaudissements.)
La rationalisation capitaliste, c’est le rationnement du prolétariat. Plus la société capitaliste est rationalisée, moins vous avez de moyens d’existence. C’est la confirmation de la dialectique de K. Marx qui a démontré que toute société périt de ses propres contradictions. Il a consacré sa vie à l’étude des contradictions inhérentes au régime capitaliste, des abus que le régime engendre fatalement. Et il ne suffit pas de détruire ces abus, comme disent les ignorants, c’est la source même de ces abus qu’il s’agit de détruire : le régime capitaliste !
Marx a démontré que toutes ces contradictions sociales sont inhérentes au mode de production capitaliste, au fait que les moyens de production sont monopolisés par une oligarchie, concentrés entre les mains d’une minorité qui s’enrichit tandis que la majorité, la classe ouvrière, ne peut vivre qu’en vendant sa force de travail à ces propriétaires des moyens de production.
C’est cela que Marx a constaté. Est-ce que ce n’est pas vrai ? Est-ce qu’il y a d’autres moyens de combattre la crise sans détruire les causes mêmes de la crise ? Or, que disent les technocrates ? Ils veulent garder le régime capitaliste, donc les causes mêmes de la crise, la base même, la source même des contradictions du régime, et en même temps ils prétendent vouloir en supprimer les conséquences. Mais que se passera-t-il si les technocrates deviennent les maîtres ? Ce sera l’économie organisée ou coordonnée, mais elle sera subordonnée aux intérêts capitalistes. A la tête de la société, et, à la place des capitalistes, ce seront les grands ingénieurs, les grands techniciens qui domineront, mais toujours en vue de l’exploitation, parce que, du moment que vous laissez les prolétaires dans leur état, dans leur situation d’hommes privés d’instruments de travail, ils seront fatalement esclaves, que ce soit de Ford ou de ses ingénieurs. Il n’y aura rien changé. Au lieu de la ploutocratie, ce sera la technocratie.
D’ailleurs, Saint-Simon a devancé les technocrates dans une fameuse parabole qui lui a même valu des poursuites judiciaires. Il a dit : les rois, les parents des rois, les généraux, les ministres, tout cela peut disparaître, la société ne disparaîtra pas. Mais les techniciens, c’est une autre affaire. Il a reconnu la valeur des ingénieurs, des architectes, des médecins. Ce n’est pas nouveau. C’est, je le répète, l’Amérique découverte en Amérique par les Américains. Mais au lieu de partir d’une prémisse exacte et de voir la raison profonde de cette anarchie capitaliste, de cette contradiction entre le progrès technique et la misère sociale, les « technocrates » se bouchent les oreilles et se ferment les yeux pour pouvoir conserver le régime d’exploitation de l’homme par l’homme.
La politique marxiste
Je passe maintenant au dernier chapitre : la politique marxiste.
Marx, se basant sur l’analyse de la société capitaliste ne s’adresse pas à toutes les bonnes volontés, à tous les intérêts prétendus généraux. Comme il base sa sociologie sur l’existence de classes opposées les unes aux autres, ayant des intérêts antagonistes, il a compris que parmi toutes ces classes celle du prolétariat est la seule classe révolutionnaire. C’est logique. N’ayant rien à conserver, elle n’a pas d’intérêt à être conservatrice. Elle n’a que sa force de travail. C’est donc une classe révolutionnaire. Elle n’a que ses chaînes à perdre et tout à gagner, dit Marx à la fin de son Manifeste. Comment voulez-vous que les capitalistes soient révolutionnaires ? Avez-vous connu des capitalistes demandant des courtes journées et des hauts salaires ? (Rires.) Jamais la classe capitaliste ne déclarera qu’elle veut supprimer sa propriété. Il peut y avoir de rares exceptions confirmant la règle, mais jamais une classe ne s’est suicidée.
Marx l’a compris, tandis que les utopistes comme Charles Fourier cherchaient à persuader la bourgeoisie d’être intelligente et d’organiser l’harmonie, la coopération sociales. D’autres, comme Robert Owen, qui a sacrifié des millions pour la réforme sociale, adressaient sincèrement et de bonne foi des lettres, des suppliques au congrès où les monarques étaient réunis, pour prendre des mesures contre-révolutionnaires. Il cherchait à persuader ces monarques qu’en adoptant son projet on pourrait faire l’économie d’une révolution. Il cherchait à persuader les loups de ne pas manger les moutons. Naturellement, on se moquait de lui et ses suppliques sont restées sans conséquences.
Marx n’était pas contre l’action politique. Il n’opposait pas le syndicalisme, l’action économique de la classe ouvrière à son action politique. Il comprenait bien le rôle de l’Etat qu’il définissait ainsi : l’Etat, c’est un conseil d’administration des classes dominantes réuni pour opprimer les classes exploitées, les classes dépossédées. Il ajoutait : il faut détruire cette force, donnons le pouvoir au prolétariat – c’est ce qu’on appelle la dictature du prolétariat, donnons le pouvoir d’Etat au prolétariat afin de supprimer les inégalités ou plutôt d’enlever aux oligarchies capitalistes le monopole des moyens de production. Selon lui, il faut supprimer la domination des classes possédantes, exproprier les propriétaires. Et par quels moyens, sinon par la révolution ?
C’est de Marx que date le mot de « crétinisme parlementaire ». Marx n’était pourtant pas contre l’action parlementaire. Mais il appelait « crétinisme parlementaire » l’action de ceux qui croyaient pouvoir réaliser ainsi la transformation sociale. Maintenant, le crétinisme parlementaire s’est doublé du crétinisme ministérialiste.
On croit qu’avec de bons ministres on peut transformer la société. Marx le niait. Et l’un des plus grands crimes de la social-démocratie allemande est d’avoir cru qu’à l’aide du « crétinisme parlementaire » et de la participation à l’Etat bourgeois, on pouvait changer le régime social. Or, vous savez dans quel état se trouve actuellement l’Allemagne d’Hitler. (Applaudissements.)
Est-ce que ce n’est pas de l’actualité ? Est-ce que l’idée de la conquête du pouvoir par la force révolutionnaire est une idée périmée ? Jamais un peuple, jamais une classe n’obtient sa libération à genoux. Il faut se mettre debout, lutter, verser son sang si on veut aboutir à son émancipation. (Applaudissements.) Ce n’est pas en s’appuyant seulement sur des millions de voix qu’on peut faire l’économie d’une révolution. En 1904, à Amsterdam, Bebel se dressait contre la participation ministérielle que soutenaient les réformistes et demandait qu’on déclare la classe ouvrière « parti de révolution ». Mais quand il s’agissait de définir la révolution, c’était une autre affaire. Il disait au même congrès : Nous augmentons nos voix par millions ; quand nous aurons la majorité, la bourgeoisie sera noyée, ce sera un îlot dans un océan. Nous voyons aujourd’hui « l’îlot » dans la personne de Hitler et ses sicaires. (Applaudissements.)
Marx n’a jamais, dans toute son œuvre, employé la phraséologie révolutionnaire. La révolution chez Marx est comme un feu souterrain qui couve sous ses théories. Il a examiné les facteurs révolutionnaires sans chercher des phrases révolutionnaires. C’est la spécialité de certaines catégories de gens. Ce n’est pas celle de Marx qui ne s’est préoccupé que de constater les faits, ce qui suffit pour en faire ressortir les conclusions logiques : organiser la classe ouvrière avec cette conscience qu’elle est une classe révolutionnaire, qu’elle n’est pas une classe pour négocier, mais une classe pour combattre, comme disait Jules Guesde. Alors, soit dit en passant, on ne devient pas ministre d’Etat, c’est-à-dire membre du conseil d’administration des classes dominantes. Comment ! Vous voulez entrer dans ce conseil d’administration pour assurer les affaires courantes de la bourgeoisie ? Comment, pour vous donner un autre exemple de la collaboration de classes, comment, dis-je, Blum peut-il déclarer dans ses discours et articles que nous n’avons aucun intérêt à la faillite du régime bourgeois ? Cependant, Mirabeau lui-même, ce révolutionnaire bourgeois sorti de la noblesse, avait compris que la faillite de la noblesse était une faillite nécessaire pour l’avènement de la bourgeoisie. Et nous ne comprendrions pas que la déconfiture du capitalisme puisse servir le prolétariat ! Notre devoir, notre « mission » historique n’est pas, selon Marx, de sauver le capitalisme de la faillite d’ailleurs inévitable, mais d’organiser et développer la conscience de classe du prolétariat.
Oui, il y aura des souffrances ; mais est-ce qu’avec la guerre qui se prépare il n’y en aura pas davantage ? Est-ce qu’on ne nous menace pas d’une guerre d’extermination ? Est-ce que les réformistes aussi bien que les révolutionnaires ne disparaîtront pas dans la tourmente. Pouvons-nous avoir confiance dans les palabres des pacifistes de Genève ? Est-ce que tout cela n’a pas fait faillite ?
Marx l’a prévu en déclarant que le capitalisme est à la base de toutes les guerres modernes, et, Lénine, à son tour, a démontré qu’en période impérialiste les guerres sont inévitables. Nous n’avons qu’à constater les faits qui se passent devant nous. Nous voyons l’impuissance de la Société des nations. Malgré la confiance qu’on avait pu mettre au début en la Société de nations, elle n’a pas pu empêcher la guerre en Orient ; et si demain l’Allemagne, se fiant aux procédés chimiques si développés chez elle, veut occuper le corridor polonais et faire surgir une guerre, est-ce que la Société des nations pourra l’empêcher ?
Le marxisme n’est pas périmé
Marx a dressé son économie contre l’économie classique de la bourgeoisie. Quel était le principe directeur, fondamental, de l’économie bourgeoise ? C’était : « laissez faire, laissez passer » ! Mais est-ce qu’il y a quelqu’un encore dans le monde qui puisse accepter ce principe et admettre qu’on dise : laissez faire la guerre, laissez passer la misère ? Est-ce que l’individualisme n’a pas fait faillite ?
Il y a la théorie des élites, adoptée par M. Caillaux, l’auteur du mot « Le marxisme est périmé ». Les élites, c’est naturellement M. Caillaux est ses amis. Nous, nous disons : Il y a une autre élite, c’est la classe ouvrière, qui commence à penser, à s’organiser, à devenir une force mondiale. Nous avons déjà l’exemple de l’U.R.S.S., et je demande à mes contradicteurs quel a été le sociologue ou l’homme d’Etat ou l’historien qui a prévu l’avènement du prolétariat et le rôle historique qu’il joue en ce moment ?
Marx et Engels ont prévu ce rôle historique du prolétariat, et c’était d’autant plus difficile qu’en 1847 le prolétariat n’existait que comme fait social, mais non encore comme organisation consciente de son but historique : la suppression du capitalisme. Marx et Engels n’avaient vu que les débuts de la classe ouvrière, mais grâce à leur analyse géniale, à leur méthode matérialiste dialectique ils ont prévu le rôle historique du prolétariat.
On peut critiquer les difficultés d’un pays représentant la sixième partie du globe et boycotté par tous les autres. Mais il y a là un fait qui existe, c’est que le prolétariat a conquis le pouvoir, qu’il le tient bien et qu’il édifie victorieusement le socialisme. (Applaudissements.)
Est-ce que le rôle historique du prolétariat est périmé ? Non, le marxisme n’est pas périmé. Il est vivant, et il vivra partout ! (Vifs applaudissements.)