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 La définition que réclame, non sans raison, un lecteur de la Revue philoso-phique, me paraît n'avoir d'intérêt que si elle exprime autre chose qu'une vue de l'esprit ; si elle est une définition de chose, non de concept. Ce qu'il importe de savoir, ce n'est pas quelle est notre doctrine particulière ; c'est en quoi con-siste ce fait objectif qui se développe sous nos yeux et qu'on appelle le socialisme ; car c'est à cette seule condition qu'il sera possible de le juger et de prévoir ce qu'il deviendra et doit devenir dans l'avenir. Pour que les discus-sions dont il est quotidiennement l'objet ne soient pas de simples conflits de passions et d'intérêts, pour qu'elles prennent un caractère vraiment scientifi-que, il faut avant tout établir quelle est la chose dont on parle ; c'est à cette nécessité logique que doit répondre la définition demandée. l. Pour résoudre le problème ainsi posé, la méthode dialectique préconisée par M. Belot dans l'intéressante note qu'il a publiée ici même sur le sujet (numéro d'août) ne saurait évidemment être employée. Analyser, comme le veut cette méthode, l’idée du socialisme, c'est analyser l'idée qu'on s'en fait indi-vi-duellement, non le socialisme lui-même. La matière de cette analyse logique est une conception de l'esprit dont la valeur objective n'est aucune-ment garantie. C'est ainsi que M. Belot part de cette idée que le socialisme est « l'opposé de l'individualisme » (p. 183, in fine), alors que ce prétendu antago-nisme n'est rien moins que démontré . Au reste il s'agit si bien d'exposer le socialisme personnel de l'auteur que sa définition est étayée sur toute sorte de propositions très discutables, en tout cas très discutées. On trouvera en ces quelques pages, rapidement esquissées et démontrées, une théorie sur la socié-té en général, une autre sur l'État, une autre sur le contrat social, théories qui sont les bases mêmes de la formule proposée et qui, pourtant, sont loin d'être universellement acceptées. Il est vrai qu'on présente cette formule com-me exprimant l'essence du socialisme, mais de quel droit ? Les propriétés essen-tielles d'une chose sont celles que l'on observe partout où cette chose existe et qui n'appartiennent qu’elle. Si donc nous voulons savoir en quoi le socialisme consiste essentiellement, il faut dégager les traits qui se retrouvent les mêmes dans toutes les doctrines socialistes sans exception. Or, le socialis-me particu-lier à tel ou tel sociologue n'est jamais qu'une des innombrables variétés du genre ; ce n'est pas le genre lui-même. Admettons même qu'il soit le seul vrai, que toutes les autres formes du socialisme soient erronées et, pour ainsi dire, morbides, on n'a pas le droit d'en faire abstraction dans la définition du phéno-mène. Le socialisme erroné est encore du socialisme ; en le négligeant systé-ma-tiquement, on risque de se faire de la réalité que l'on étudie une notion tronquée, parce qu'elle repose sur une observation incomplète. Dans l'ordre de la vie, on ne peut savoir ce qui fait l'essence d'un fait que si l'on fait entrer en ligne de compte les formes anormales et pathologiques qu'il présente, aussi bien que les formes normales ; c'est une vérité qui est à la base des nouvelles mé-thodes psychologiques et qui s'impose avec non moins d'autorité au sociologue . Cependant, dit-on, puisque « historiquement, on reconnaît une doctrine comme idéaliste, panthéiste, socialiste, etc., c'est qu'on a, indépendamment de l'histoire, quelque idée générale des tendances que ces mots représentent, qu'elles sont classées in abstracto dans l'esprit avec plus ou moins de préci-sion » . Il semble donc qu'il n'y ait qu'à prendre conscience de cette idée et à l'exprimer en termes clairs et définis.— Mais c'est une erreur de croire que cette idée soit antérieure à la connaissance des doctrines. Tout au contraire, elle en résulte. Comment, en effet, pourrait-elle avoir une autre origine ? II n'y a pas, toutes faites dans l'esprit, autant de catégories spéciales qu'il y a d'écoles philosophiques ou sociologiques. La vérité, c'est qu'elle s'est formée petit à petit, au fur et à mesure que nous étions initiés aux différentes formes que pré-sente historiquement chaque système, et elle en reproduit les traits les plus frappants, ou plutôt ceux qui nous ont le plus frappés. Elle en est comme l'ima-ge générique. La méthode dialectique, si on la fait consister dans l'ana-lyse de ces idées, s'applique donc à des notions formées empiriquement et, par suite, les résultats auxquels elle conduit n'ont d'autre valeur que celle de ces notions elles-mêmes. Or elles se sont formées de telle sorte qu'elles ne peu-vent avoir rien de scientifique. Elles se sont, en effet, constituées sans métho-de, suivant le hasard des rencontres, sous l'empire de mille circonstances sans rapport avec la réalité intrinsèque de l'objet auquel elles correspondent. Nous ne savons pas, en effet, si les doctrines particulières que nous connaissons épuisent toutes les variétés du système ; surtout nous ne sommes pas assurés que les traits qui nous ont le plus frappés sont vraiment les plus essentiels. Il est inévitable, au contraire, que des passions, des préjugés de toute sorte soient venus altérer l'observation, mettre en relief tel caractère secondaire ou effacer artificiellement telle propriété fondamentale ; car nous n'avons pris, pour écar-ter cette source d'erreurs, aucune de ces mesures préventives qui consti-tuent la méthode même de la science. C'est pourquoi on peut être certain qu'une telle idée du socialisme est à la notion scientifique du phénomène ce que la représentation vulgaire du Soleil ou de la Terre est à la conception qu'en a l'as-tro-nome. Ce n'est donc pas en analysant une telle notion que l'on pourra ja-mais arriver à bien définir la chose qu'elle exprime aussi infidèlement. Mais, pour obtenir cette définition, c'est à la chose même qu'il faut revenir, en cherchant à l'atteindre par des procédés plus méthodiques. Il est vrai que M. Belot essaie ensuite de confirmer les conclusions de la méthode dialectique au moyen de la méthode historique et empirique. Mais, en réalité, cette vérification est conduite dans le même esprit et d'après les mêmes principes que la preuve même qu'elle est destinée à contrôler. Elle tend, en effet, à établir simplement que la définition donnée répond à des doc-tri-nes socialistes qui ont existé historiquement, non que toutes les manifesta-tions de l'esprit socialiste s'y conforment sans exception. C'est ainsi que l'au-teur est obligé de laisser en dehors de sa formule à peu près tout le socialisme allemand. Ce n'est pourtant pas un facteur négligeable. 2. On voit, par ce qui précède, quelle méthode il faudrait suivre pour trai-ter scientifiquement la question. Il existe un certain nombre de doctrines qui sont qualifiées et se qualifient de socialistes. Il est légitime de les considérer comme des expressions variées de cette tendance générale qu'on appelle l'esprit socialiste. Si donc entre toutes ces doctrines il existe des caractères communs et s'il est possible de les découvrir, on aura le droit d'en faire la matière de la définition cherchée. Pour y arriver, il faudrait comparer entre elles toutes ces doctrines depuis le socialisme de la chaire le plus timide jusqu'au collectivisme le plus révolu-tionnaire, les classer en genres et en espèces, comparer ensuite les types ainsi constitués pour en dégager ce qu'ils ont de commun. L'énoncé même de cette méthode suffit à montrer que nous ne saurions, dans cette courte note, la met-tre en pratique avec toute la suite et l'exactitude désirables. Mais, sans procé-der avec rigueur à cette analyse et à cette classification, il n'est pas impossible d'apercevoir et d'indiquer les tendances qui se retrouvent dans toutes les doctrines socialistes que nous connaissons. C'est ce que nous allons essayer de faire. Un premier caractère qu'elles présentent toutes sans exception, c'est qu'elles protestent contre l'état économique actuel dont elles réclament la trans-formation, soit brusque, soit progressive. Quoique, à la rigueur et par dé-riva-tion, le mot de socialisme puisse être entendu dans un sens plus large, en fait, les théories qui portent le nom de socialistes sont essentiellement relatives à cette sphère spéciale de la vie collective qu'on appelle la vie économique. Ce n'est pas dire d'ailleurs que la question sociale soit une question de salaires ; nous sommes, au contraire, de ceux qui pensent qu'elle est avant tout morale. Seulement les transformations morales auxquelles aspire le socialisme dépen-dent de transformations dans l'organisation économique ; nous aurons plus bas l'occasion d'indiquer comment les premières sont liées aux secondes. Voilà déjà le sens du mot qui se circonscrit et se détermine. Mais mainte-nant, entre toutes les transformations réclamées par les diverses sectes socia-lis-tes, qu'y a-t-il de commun ? Ce qui caractérise l'état actuel des fonctions économiques, c'est leur diffu-sion. Cette diffusion est, pour ainsi dire, à deux degrés. Tout d'abord, elles sont diffusées en ce sens qu'elles n'ont pour substrat aucun organe défini. En effet, les entreprises concurrentes, consacrées à un même objet ou à des objets similaires, ne sont pas groupées de manière à former, à l'intérieur de la société, un tout ayant quelque unité. Il n'y a pas une entreprise unique et collective, se ramifiant dans les différentes régions, et chargée, pour le pays tout entier, de l'exploitation des mines de houille par exemple, ou de la production des céréales, ou de la fabrication des tissus, etc. Mais chaque maison particulière est totalement indépendante des autres. Sans doute elles peuvent avoir des rapports entre elles, agir et réagir les unes sur les autres ; mais elles n'ont pas de fins qui leur soient communes. Chacune travaille de son côté, poursuit de son côté ses intérêts propres et n'en poursuit pas d'autres. Il peut bien se faire qu'elles soient toutes affectées de la même façon par un même événement, une disette, par exemple, ou une guerre. Mais de ce qu'elles réagissent toutes de la même manière sous l'influence d'une même cause, il ne suit pas que leur réunion ait une vie qui lui soit propre. Cha-que établissement a son individualité, l'ensemble n'en a pas. Or, un orga-ne est une association entre un certain nombre d'unités anatomiques, unies par un lien de solidarité tel que la société ainsi constituée a une véritable person-nalité au sein de l'organisme soit individuel, soit social. Si donc il est permis de dire que ces entreprises dispersées sont comme les fragments et la matière d'un organe, cependant l'organe n'existe pas, non parce qu'elles ne sont pas matériellement contiguës, mais parce qu'elles ne forment aucune communauté morale. En second lieu, les fonctions économiques sont aussi diffuses en cet autre sens qu'elles ne sont pas régulièrement rattachées à l'organe régulateur central, c'est-à-dire à l'État. Sans doute, elles ne sont pas soustraites à toute influence sociale ; nous avons montré nous-même comment le droit exerçait sur ces sortes de relations une action modératrice . Mais cette action est elle-même diffuse. Le législateur a défini le type normal de l'échange dans les principales combinaisons de circonstances qui se présentent au cours de l'expérience usuelle. Ce type s'impose, en fait, aux échangistes dans la grande moyenne des cas ; cependant ils restent toujours libres de s'en écarter d'un commun accord et l'État n'intervient pas directement pour les contraindre à s'y soumettre. Il n'y a pas un corps spécial de fonctionnaires préposés, avec une autorité plus ou moins étendue, à l'administration de la vie économique ; ou si, ça et là, cette administration commence à apparaître, elle n'est encore que rudimentaire, et c'est, d'ailleurs, sous l'influence des idées socialistes qu'elle a fait son appari-tion. En règle générale, le jeu régulier et normal des fonctions industrielles et commerciales échappe à la connaissance de l'État et, par suite, n'est pas direc-tement actionné par lui. Or il est bien évident que, dans un organisme où le travail est divisé, des fonctions ne peuvent cesser d'être diffuses et être dites organisées que si elles sont étroitement en relation avec l'organe central ; car c'est seulement par l'intermédiaire de ce dernier qu'il leur est possible de participer à la vie générale, puisqu'il en est spécialement chargé. Nous n'avons pas à discuter s'il est bon qu'il en soit ainsi ; nous n'avons qu'à énoncer le fait qui est incontestable. Cela posé, il est aisé de constater que toutes les écoles socialistes s'enten-dent unanimement pour protester contre cet état de diffusion et réclamer qu'il prenne fin. Toutes elles demandent que les fonctions économiques soient organisées. Il est vrai que l'organisation, qu'elles déclarent nécessaire, n'est pas la même dans les différentes doctrines. Pour les uns, il suffirait presque d'ac-croître l'autorité de l'État en matière économique ; c'est le cas de certains so-cia-listes de la chaire. Pour les autres, au contraire, il faudrait avant tout consti-tuer fortement ces organes spéciaux de la vie économique qui font défaut, c'est-à-dire donner aux groupements professionnels l'individualité qui leur manque, tout en les rattachant d'ailleurs à l'organe gouvernemental. Parmi ces derniers penseurs, on constate de nouvelles divergences suivant que l'on accorde aux organes secondaires, ainsi constitués, plus ou moins d'autonomie et à l'État des pouvoirs plus ou moins étendus ; suivant que chaque groupe d'entreprises est conçu comme une corporation indépendante ou comme une sorte d'administration publique ; suivant que l'on attend ces transformations de moyens violents ou pacifiques, etc. Mais ce ne sont là que des nuances et, par conséquent, on peut conclure en disant : Le socialisme est une tendance à faire passer, brusquement ou progressivement, les fonctions économiques de l'état diffus, où elles se trouvent, à l’état organisé. C'est encore, peut-on dire, une aspiration à la socialisation, plus ou moins complète, des forces écono-miques. On comprend maintenant qu'une telle révolution ne puisse se faire sans de pro-fondes transformations morales. Socialiser la vie économique c'est, en effet, subordonner les fins individuelles et égoïstes qui y sont encore prépon-dérantes à des fins vraiment sociales, partant morales. C'est, par conséquent, y introduire une moralité plus haute. Voilà pourquoi on a pu dire, non sans raison, que le socialisme tendait à réaliser plus de justice dans les relations sociales. Mais si ces conséquences morales sont comprises dans la définition du socialisme, elles ne peuvent servir à le définir, car il s'étend bien au-delà. 3. Cette définition est, croyons-nous, de nature à jeter quelque lumière sur les questions que soulève le socialisme. En premier lieu, elle montre que, malgré les divergences très réelles qui séparent les écoles, elles sont toutes, d'un même esprit. Il y a un socialisme qui est commun à tous les socialismes particuliers et qui les enveloppe. L'observation a son importance. En effet, on a quelquefois argué de cette diversité des doctrines pour ôter toute importance à l'extension croissante de l'idée socialiste. Qu'importe le nombre des partisans qu'elle recrute, s'ils se répartissent entre une multitude d'Églises inconciliables ? Le courant paraît moins fort s'il consiste en un grand nombre de petits ruisseaux, indépendants les uns des autres, et qui ne confondent nulle part leurs eaux. Au contraire, les revendications socialistes gagnent en autorité, une fois qu'il est reconnu que ces dissidences ne commencent qu'à partir d'un certain point, en deçà duquel l'accord existe. On ne peut plus nier la portée de ce mouvement, au moins pour ce qu'il a d'essentiel, une fois que rien n'en dissimule plus la généralité. En second lieu, la formule précédente empêche de confondre, comme on l'a fait tant de fois, le socialisme actuel avec le communisme primitif. De cette prétendue identité les économistes orthodoxes ont cru pouvoir conclure la réfutation du socialisme ; car il est manifestement déraisonnable de vouloir imposer aux sociétés les plus complexes et les plus avancées une organisation économique empruntée aux types les plus simples et les plus inférieurs. Mais l'objection repose sur une confusion. Bien loin d'être une restauration du vieux communisme, le socialisme en est plutôt l'opposé. Le communisme n'est pos-si-ble que là où les fonctions sociales sont communes à tous, où la masse so-ciale ne comprend pas, pour ainsi dire, de parties différenciées. Dans ces con--di--tions, en effet, la propriété est naturellement collective, parce que la person-nalité collective est la seule qui soit développée. Dès que des organes spéciaux se détachent de la masse primitivement homogène, la vie commu-nautaire devient impossible, parce que chacun d'eux a sa nature et ses intérêts propres. Le socialisme, au contraire, implique que le travail est très divisé, puisqu'il tend à rattacher des fonctions distinctes à des organes distincts et ceux-ci les uns aux autres. Le communisme correspond à la phase historique où l'activité sociale atteint son maximum de diffusion et il consiste dans cette diffusion même, tandis que le socialisme a pour objet de lui donner la plus haute organi-sa-tion possible. Le communisme, nous en trouvons le modèle dans ces socié-tés inorganisées de méduses où un individu ne peut manger sans que les autres mangent en même temps. Au contraire, les plus parfaits exemples de socialis-me nous sont offerts par les animaux supérieurs, avec leurs organes multiples, autonomes, mais solidaires les uns des autres et de l'organe central qui résume et assure à la fois l'unité de l'organisme . Loin d'être un retour en arrière, le socialisme, tel que nous l'avons défini, paraît bien plutôt impliqué dans la nature même des sociétés supérieures. Nous savons, en effet, que, plus on avance dans l'histoire, plus les fonctions so-ciales, primitivement diffuses, s'organisent et se socialisent. L'armée, l'édu-ca-tion, l'assistance, les voies de communication et de transport, etc., ont déjà subi cette transformation et, dans le livre déjà cité, nous avons essayé de prou-ver qu'elle était nécessitée par les changements qui se sont parallèlement produits dans la constitution du milieu social. Si donc les conditions fonda-mentales dont dépend le développement historique continuent à évoluer dans le même sens, on peut prévoir que cette socialisation deviendra de plus en plus complète et qu'elle s'étendra peu à peu aux fonctions qu'elle n'a pas encore atteintes. On ne voit pas par suite de quel privilège les fonctions écono-miques seraient seules en état de résister victorieusement à ce mouvement.
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