L’Internationale socialiste au congrès de Stuttgart
J. Bourdeau
Revue des Deux Mondes, tome 41, 1907
source : http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Internationale_socialiste_au_congr%C3%A8s_de_Stuttgart
L’Internationale socialiste
au congrès de Stuttgart
Au Congrès international d’Amsterdam, en 1904, les social-démocrates allemands, gênés par la politique ministérielle des socialistes français, dont M. de Bülow se servait, à la tribune du Reichstag, pour dénoncer l’esprit sectaire de la social-démocratie allemande, firent condamner cette politique. Conformément aux décisions de ce Congrès, les Français s’unifièrent, et, après avoir dénoncé l’alliance des radicaux, déserté le Bloc, passèrent à l’autre extrême : ils cherchèrent à se rapprocher des syndicalistes révolutionnaires de la Confédération générale du Travail. Singulièrement embarrassés, à leur tour, dans leur campagne antimilitariste et anti-patriotique par la prudence, la réserve, lors des affaires du Maroc, les discours empreints de nationalisme, des chefs socialistes d’Allemagne, les Français en ont appelé aux délégués socialistes de toutes les nations, réunis à Stuttgart, pour secouer le joug de l’hégémonie allemande, faire sortir les camarades d’Allemagne, ou plutôt ceux qui les dirigent de façon si autoritaire, de leur rôle commode d’insupportables régens, d’éternels critiques, et les obliger à prendre, dans l’éventualité de conflits internationaux, l’engagement solennel de seconder, par les mêmes moyens d’action, les efforts des socialistes français, afin d’imposer la paix au monde. C’est dans cette sorte de duel franco-allemand, dans cette lutte pour la prééminence au sein de l’Internationale, dans cette opposition de traditions, de méthodes, de tempérament et de races, que réside tout l’intérêt du Congrès de Stuttgart.
I
Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les Allemands ont dicté aux socialistes de tous les pays leurs théories et leur tactique. Œuvre au début de philanthropes pacifiques, émus par les souffrances des masses déracinées et paupérisées par l’industrie naissante, le socialisme, avec Marx et Engels, devint un impérialisme prolétarien de guerre et de conquête, et s’exprima comme tel dans leur fameux manifeste de 1847 : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » pour la lutte de classe, et le triomphe final. Le mérite de Marx et d’Engels fut de prévoir que cette union était appelée à se réaliser par la communauté des intérêts, le mécanisme de l’industrie qui groupe les ouvriers dans les usines, la facilité de communication et d’entente qui les rapproche.
La première Internationale, fondée sous l’inspiration de Karl Marx, lors de l’Exposition universelle de Londres, en 1864, dura jusqu’en 1876. La Commune lui avait porté un coup mortel ; elle amena la retraite des Trade-Unions, qui n’entendaient pas glorifier cette insurrection sauvage. Dès lors, l’Internationale n’était plus qu’une association de conjurés, de chefs sans soldats, le théâtre de la lutte entre Bakounine, qui recrutait ses adhérens anarchistes en France, en Italie, en Espagne, et de Karl Marx, soutenu par les Allemands.
L’anarchisme est l’héritier direct de la philosophie du XVIIIe siècle ; il suppose que l’homme naît naturellement bon : c’est l’État qui le déprave. On le rendra à sa bonté et à son bonheur primitifs en supprimant toutes les contraintes. Il suffit pour cela de conspirer à détruire l’État.
Tout à l’opposé, le marxisme applique les théories de Darwin à l’histoire humaine. De même que dans la nature les espèces luttent pour la vie, les classes sociales se combattent entre elles pour la possession des biens de la terre. Ce n’est pas la bonté qui préside à ce combat, mais l’instinct de conservation, de domination, la méchanceté, l’égoïsme. La bourgeoisie s’est substituée à la noblesse ; le prolétariat, le quatrième État est appelé à supplanter la bourgeoisie par le jeu d’une évolution fatale. La grande industrie concentre de plus en plus les richesses, et d’autre part discipline les masses ouvrières. L’État démocratique, par le suffrage universel, par le service militaire obligatoire et universel, livrera à ces masses le pouvoir politique. Le résultat n’est pas douteux : les expropriateurs de la bourgeoisie seront expropriés par les prolétaires. Toute l’œuvre du socialisme consiste à donner aux classes ouvrières une claire conscience de cette évolution capitaliste, et à l’accélérer.
Deux tactiques contraires résultent de ces deux conceptions antithétiques de l’anarchisme et du socialisme. L’anarchisme prétend brûler toutes les étapes ; le socialisme reconnaît que des phases de transition sont nécessaires : le capitalisme doit atteindre la plénitude de son développement, avant que le collectivisme puisse prendre sa place. L’anarchisme vise à la destruction soudaine, catastrophique des pouvoirs publics ; le socialisme, à leur conquête plus ou moins lente. L’un procède par l’insurrection, suivie de réaction et de recul, l’autre par le bulletin de vote. En un mot, l’anarchisme dissout, le socialisme construit, éduque, organise.
Sous l’influence de ces idées et en conformité avec cette tactique, des partis socialistes autonomes s’étaient fondés, après la dislocation de la première Internationale, dans les pays d’Europe : leurs représentans commençaient à pénétrer ici et là dans les corps élus. Ils reformèrent une Internationale ouvrière, en reprenant la tradition des congrès internationaux, — mais avec cette différence que l’Internationale de Karl Marx visait à créer par ses délégués des partis nationaux qui n’existaient pus encore, tandis que c’étaient maintenant des partis socialistes organisés dans les différens pays, qui formaient avec leurs représentans ces nouveaux congrès, auxquels se bornait leur vie commune. En conséquence, à ces congrès, on vote désormais non par têtes de délégués, mais par nations. Au premier convoqué à Paris en 1889, Liebknecht disait : « La vieille Internationale n’est pas morte : elle est passée dans les puissantes organisations ouvrières des États particuliers qui continuent son œuvre. »
À cette date même de 1889, où l’on célébrait le centenaire de la Révolution bourgeoise et de l’émancipation du Tiers-État, les socialistes des divers pays, réunis à Paris, saluaient l’aurore de la Révolution prolétarienne. Sur l’initiative des Français, le Congrès international décrétait la manifestation annuelle du premier Mai. Cette revue éclatante des forces et de la solidarité du prolétariat dans tous les pays, destinée à intimider les gouvernemens, était un manifeste de paix entre les nations et de guerre entre les classes qui ne connaissent plus de frontières. Le quatrième État présentait ses Cahiers à la bourgeoisie dominante et revendiquait la journée de huit heures, comme un premier pas vers l’affranchissement final. Le 1er mai effraya au début. À peu d’exceptions près, il est devenu un chômage inoffensif, auquel les masses ouvrières, sauf à Paris, ces dernières années, se montrent assez indifférentes. Le mouvement mondial est avorté.
À partir de 1889, les congrès internationaux se suivent à intervalles réguliers. Ils étaient le seul lien entre les partis socialistes des différens pays. On songea bientôt à établir entre eux des rapports durables. Au Congrès de Londres, en 1896, on vota l’établissement d’un bureau international permanent, analogue à l’ancien Conseil général de l’Internationale, qui ne fut réalisé qu’après le Congrès de Paris en 1900 : il siège à Bruxelles et convoque les délégués des différentes nations plusieurs fois par an, selon les conjonctures.
Les social-démocrates allemands ont pris la direction de ces congrès ; ils y ont exercé, jusqu’à ces dernières années une influence despotique, qui portait atteinte à l’indépendance des divers partis socialistes, ne tenait aucun compte des particularités de tempérament, des opportunités politiques dans les autres pays, et tendait à imposer partout un esprit pangermanique. Les causes de cette prépondérance s’expliquent aisément. Le centre de gravité du mouvement socialiste, après la guerre de 1870 et l’écrasement de la Commune, a passé de France en Allemagne. Les socialistes allemands ont bénéficié de la victoire des armes allemandes. Ils ont eu leur part du prestige qui s’attachait aux institutions de la Prusse et de l’Allemagne organisatrices, triomphant du désordre et de la désorganisation françaises. L’Allemagne fournissait les doctrines socialistes. Le Capital de Karl Marx est devenu la Bible du socialisme contemporain : son interprète infaillible, Kautsky, son critique et son exégète, Bernstein, appartiennent à la social-démocratie allemande. Les Allemands revendiquent le monopole de la pensée socialiste. Tous les programmes s’en sont inspirés. En même temps que les idées, l’Allemagne distribue des subsides. Le parti naissant, en France, a vécu quelque temps grâce à cette aide. Les révolutionnaires russes ont reçu des Allemands plus de trois cent mille marks. Tout récemment, l’Humanité, le journal de M. Jaurès, tombée en détresse, a été gratifiée d’un don de vingt-cinq mille marks. Par son dogmatisme, son organisation, sa discipline, sa fiscalité, son budget annuel de 1 700 000 marks, sa propagande, sa force de recrutement, la social-démocratie s’offre en modèle aux socialistes de tous les pays. En 1880, le nombre des voix socialistes recueillies aux élections des autres parlemens, s’élevait à 438 231 ; et les social-démocrates allemands en comptaient à eux seuls 437 158 : ils forment encore aujourd’hui le groupement prolétarien le plus puissant qui soit au monde : tel un géant entouré de nains. Ils résistaient héroïquement, dix années durant, à la loi draconienne que Bismarck avait fait voter contre eux et ils assistaient à sa chute. Malgré le nombre croissant de leurs députés, leur influence politique au Reichstag restait, à vrai dire, absolument nulle. Mais les suffrages électoraux qu’ils recueillaient progressaient si rapidement (un million d’électeurs gagnés, d’une législature à l’autre, en 1903), qu’ils regardaient comme peu éloigné le jour où ils deviendraient les maîtres de l’Empire, les maîtres du monde.
On conçoit quelle autorité leur donnait ce prestige dans les congrès internationaux, à Bruxelles, en 1891 ; à Zurich, en 1893 ; à Londres, en 1896 ; à Paris, en 1900 ; à Amsterdam, en 1904. Soucieux, au plus haut point, d’éliminer les anarchistes de leur parti, toute violence étant de nature à susciter contre eux de formidables représailles, ils les combattirent à outrance. Les anarchistes sont les bêtes noires des social-démocrates allemands, au même titre que tous les cerveaux brûlés. Les anarchistes cherchaient à se servir des congrès comme moyens d’agitation et ils trouvaient des partisans dans les syndicats. Adversaires irréductibles du parlementarisme, ils s’appliquaient à empêcher les congrès de prendre des décisions en faveur des lois de protection ouvrière, susceptibles d’endormir les énergies révolutionnaires du prolétariat. Les Marxistes allemands les exclurent définitivement des congrès internationaux. La reconnaissance de l’action parlementaire de la part des organisations ouvrières devint la condition sine qua non pour demeurer dans le giron de l’Église (Londres, 1896).
Ils poursuivaient avec le même acharnement les théories et les méthodes anarchistes, dans la question de l’antimilitarisme et dans celle de la grève générale, proposées à ces congrès. La grève générale est le drapeau que les anarchistes opposent à la conquête électorale des pouvoirs publics. Mais elle est impuissante à renverser la société capitaliste, à fonder une société nouvelle. Si les ouvriers étaient assez bien organisés pour mener la grève à bonne fin, elle deviendrait inutile. Dans l’état actuel, elle ne pourrait dégénérer qu’en émeutes suivies de répressions sanglantes.
Le péril de gauche, l’agitation antiparlementaire des anarchistes une fois écarté de l’Internationale, un danger surgissait à droite, celui des ultra-parlementaires. Les partis socialistes, à mesure qu’ils augmentaient dans les parlemens démocratiques, en France, en Suisse, en Italie, voyaient leur alliance sollicitée par les radicaux bourgeois. Une participation au pouvoir leur était offerte. Ils apparaissaient dès lors, non comme un parti de lutte et de révolution, mais comme un parti de compromis, un parti d’alliance de classes, un parti de réforme, qui partageait le pouvoir avec la bourgeoisie au lieu de le conquérir tout entier pour le prolétariat. Par là, les socialistes encouraient la responsabilité de toutes les mesures répressives à l’égard de la classe ouvrière et de toute intervention dans les grèves en vue du maintien de l’ordre public : ils risquaient de s’aliéner leur clientèle et de la détourner de l’action politique au profit des anarchistes. Aussi le Congrès de Paris, en 1900, condamnait-il le millerandisme, sauf dans les cas exceptionnels ; et le Congrès d’Amsterdam, en 1904, à une faible majorité, exécutait le jaurésisme, inféodé au Bloc radical, qui n’était qu’un millerandisme atténué, avec les avantages de la candidature officielle et les bénéfices du pouvoir joints à une complicité moins apparente. Parmi les plus modérés des socialistes allemands eux-mêmes dans les États secondaires, en Bavière, en Wurtemberg, des velléités de déviations s’étaient fait jour, auxquelles le Congrès de Dresde avait tenté de mettre ordre.
De 1889 à 1904, les congrès internationaux avaient réussi à faire front contre l’impatience des anarchistes et des « arrivistes », qui menaçaient d’encombrer les partis socialistes des ambitieux de la bourgeoisie, et de les transformer en bureaux de placement ministériels. Bebel, à son apogée, annonçait que, pour la première fois, le prochain congrès se tiendrait en Allemagne même, ce qui achevait de consacrer le prestige de la social-démocratie allemande. Mais les événemens allaient provoquer une réaction contre cette hégémonie et la soumettre à une éclipse tout au moins, sinon à une décadence. Il devait en résulter, au Congrès de Stuttgart, une sorte d’équilibre entre les partis.
II
Déjà, au Congrès d’Amsterdam, M. Jaurès, dans son attaque contre Bebel, avait reproché amèrement à la social-démocratie allemande de rester l’arme au pied, de n’exercer ni une action parlementaire, ni une action révolutionnaire, de demeurer, en dépit de sa masse croissante, un parti immobile. À cela Bebel répondait que l’action des socialistes français, dans leur République bourgeoise, octroyée par Bismarck, ne leur avait pas fait faire de si grands progrès, que les social-démocrates allemands, sous leur régime impérial, eussent sujets d’en être jaloux ; bien loin de là. « Attendez, ajoutait-il, que nous ayons encore gagné trois millions de voix et vous verrez. »
Mais les élections au Reichstag de janvier et de février 1907 sont venues ruiner cet argument péremptoire. Jamais les social-démocrates allemands n’avaient subi un pareil échec. Ils ont perdu la moitié de leurs députés, et il ne leur en serait resté que le quart, si le Centre n’était venu à leur secours. Le nombre de leurs électeurs s’était sans doute accru, mais dans une proportion bien moindre que celle des autres partis. Tous les partis bourgeois, à l’exception des catholiques, s’étaient coalisés contre eux.
Cette écrasante défaite contrastait avec la surprenante victoire des socialistes autrichiens, qui faisaient entrer 87 des leurs dans le premier Reichsrath élu en Autriche par le suffrage universel. Les socialistes autrichiens recevaient ainsi la récompense de leurs campagnes d’agitation, hors du Parlement, et de grèves pour l’élargissement du droit électoral. Sans doute cette nouvelle arme de la grève politique, qui répugne si fort aux Allemands, avait échoué en Belgique, en 1902, en Suède et en Hollande, en 1903, en Italie, en 1904 ; mais en Russie les grandes grèves de 1905 avaient porté à l’ancien régime un coup sensible. Quelle différence avec les socialistes en Saxe, qui s’étaient laissé prendre le droit de vote, sans remuer seulement le doigt !
Obligés de tenir compte de cette idée de grève générale qui commençait à hanter les jeunes générations ouvrières, les dirigeans de la social-démocratie allemande, à leurs derniers congrès, admettaient la grève contre un coup d’État, d’ailleurs invraisemblable, qui atteindrait le Reichstag. Ils désignaient cette grève sous le nom de grève politique des masses, der polilische Massenstreik, afin de la distinguer de celle des anarchistes, qui vise non à sauvegarder des droits parlementaires, mais à supprimer le Parlement. S’ils l’indiquaient comme moyen préventif, ils la répudiaient comme mesure offensive, en vue d’obtenir le suffrage universel en Prusse, si indispensable à la démocratisation de l’Allemagne. Ils en recommandaient l’étude, mais en interdisaient l’exécution. Cette timidité[1] jointe aux vicissitudes électorales était de nature à ébranler la foi dans la vertu souveraine des méthodes allemandes pleines de patience et de lenteur circonspecte.
Quels que soient les moyens employés, les succès électoraux des socialistes sont soumis à des fluctuations imprévues. Aux États-Unis, au pays des trusts, où le socialisme, si la théorie de Marx était vraie, devrait suivre pas à pas le développement du capitalisme, tes socialistes ont perdu un tiers de leurs voix d’une législature à l’autre, et ils ne comptent pas un seul représentant à Washington, en dépit de la propagande de leurs journaux et de leurs romans. En Angleterre au contraire, trente-deux membres du parti ouvrier ont fait irruption à la Chambre des communes, où Keir Hardie était jusqu’alors le seul défenseur de l’Internationale. Près de la moitié de ces députés se rattachent directement au socialisme. En Suisse, en Belgique, en Hollande, en Italie, des sièges ont été perdus ou n’ont pas été gagnés dans la représentation nationale. D’autres pays où les socialistes semblaient avoir peine à trouver un sol favorable, en Russie, en Finlande surtout, dans certains États balkaniques, dans certaines républiques de l’Amérique du Sud, on a vu avec étonnement les partis socialistes forcer la porte des corps élus. Ces partis sont des noyaux autour desquels tourbillonne une poussière flottante et très variable de mécontens venus de toutes les classes, paysans en petit nombre, membres de la petite bourgeoisie, du petit commerce, artisans, ouvriers, intellectuels.
Les groupes socialistes organisés, qui cherchent à agir sur la masse, à l’entraîner, à l’électriser, en temps d’élection, ont rétrogradé en Suisse et en Espagne. En France, de 27 000 qu’ils étaient en 1905, ils sont montés à 55 000 ; en Belgique, de 130 à 148 000 ; aux États-Unis, de 20 à 35 000. En Angleterre, le Labour party a vu doubler le nombre de ses membres. La Norvège compte 20 000 socialistes enrégimentés, la Hongrie 129 000, le parti autrichien 100 000. Le Canada, la Bolivie, l’Argentine, le Chili, inscrivent aussi une augmentation de leurs adhérens. Le nombre des organisations politiques allemandes, qui ont réussi à faire voter, en faveur des candidats socialistes, trois millions et demi d’électeurs, est actuellement de 530 406 membres, et a augmenté d’une année à l’autre de 146 139 membres. La défaite électorale du parti n’a donc pas nui à son expansion.
Mais le phénomène le plus important, depuis le Congrès d’Amsterdam, est l’accroissement considérable des syndicats. Comme le remarque M. Vandervelde, le développement des organisations syndicales a pour la classe ouvrière une tout autre portée que la conquête de quelques sièges au Parlement. Jadis, les représentans du socialisme politique étaient tout, et les organisations syndicales presque rien. Aujourd’hui, au contraire, les syndicats constituent un des facteurs essentiels, dans la lutte du prolétariat contre le capital. En Allemagne, les syndicats professionnels représentent, par le nombre de leurs membres, le quintuple des effectifs socialistes ; en Suisse, le triple ; en Hollande, le quadruple. En France, à côté de 55 000 socialistes il y a 900 000 ouvriers syndiqués. La proportion est encore plus forte en Angleterre et en Amérique. On comprend, d’après ces chiffres, le souci extrême, l’inquiétude qu’éprouvent les partis socialistes de maintenir une étroite union, un appui mutuel avec les syndicats qui, de plus en plus, les dépassent. Rien n’est plus important que cette question des rapports entre l’organisation politique et l’organisation économique du prolétariat. Tantôt l’entente est étroite ; c’est le cas de l’Allemagne (non sans difficultés et tension passagère), de l’Autriche, de la Norvège, de l’Espagne ; tantôt, comme en France et en Italie, il y a rupture, divorce, action séparée. C’est pour établir une règle commune, que la question des rapports entre les syndicats et les socialistes, imposée par les circonstances, a été portée à l’ordre du jour du Congrès de Stuttgart. Sur cette question, les Français et les Allemands se sont livré la première bataille.
Il existe trois façons de comprendre l’action syndicale, et toutes les trois ont été soumises au Congrès ou exposées dans la commission. Il y a celle des Trade-Unions anglaises, les plus anciennes et les plus riches. Ces unions forment l’aristocratie du travail. Elles choisissent des chefs capables et éprouvés, parmi lesquels le parti libéral recrute parfois ses secrétaires d’État. Gérant à merveille leurs propres affaires, elles ne se soucient guère de chercher aide et appui auprès des politiciens socialistes. Lorsque, il y a quelques années, un parti du travail s’est fondé en Angleterre, en vue de préparer et de subventionner des candidatures ouvrières au Parlement, un certain nombre de grandes unions y sont entrées, conjointement avec l’organisation socialiste qui porte le nom d’Independent Labour party, mais elles n’ont jamais consenti à signer un programme socialiste : l’agitation pour une seule réforme, en temps opportun, leur semble préférable à toutes les chimériques exigences.
Par une contradiction assez singulière, ces Trade-Unions ont envoyé des délégués au Congrès de Stuttgart. Les Marxistes anglais de la Socialdemocratic Federation, à cheval sur le règlement, ont protesté énergiquement contre l’admission d’associations ouvrières, qui ne reconnaissent pas le principe de la lutte de classes. Que les ouvriers aient, avec les patrons, des intérêts antagonistes sur les questions de salaires et de temps de travail, c’est l’évidence même. Mais ces unions prétendent aussi que patrons et ouvriers ont des intérêts communs : en premier lieu, la prospérité générale de l’industrie. L’idée d’une guerre perpétuelle avec les patrons, jusqu’à l’écrasement final, ne peut entrer dans leurs têtes.
En dépit de cette hérésie, M. Vandervelde, qui revêt la haute dignité de président du Bureau international, M. Vandervelde, l’homme de la conciliation, est venu expliquer au Congrès qu’il y avait un simple malentendu. Les délégués des Trade-Unions ont confondu guerre de classes (class war) et lutte de classes (struggle of classes). Le socialisme international se contente du struggle. Toutes les fois que les ouvriers combattent pour de plus hauts salaires, ils appliquent, d’après M. Vandervelde le principe de la lutte de classes. Mais cette interprétation n’est nullement conforme à l’orthodoxie marxiste, et le Bureau international, qui joue le rôle de suprême instance, a obligé son président à déclarer qu’il n’avait parlé qu’en son nom personnel. Les délégués des Trade-Unions n’ont été maintenus que par tolérance pure. La doctrine les exclut virtuellement.
Voici cette doctrine, telle qu’elle a été exposée par le rapporteur Beer, un Autrichien, et appuyée par le Belge de Brouckère, spécialiste en la matière. Il est indispensable que l’organisme syndical créé pour la lutte économique, et l’organisme politique voué à la lutte électorale, s’unissent, se secondent, se complètent l’un l’autre. Les syndicats imprégnés de l’esprit socialiste se garderont d’imiter les Trade-Unions anglaises qui ne visent qu’à améliorer les conditions du travail et à obtenir de plus hauts salaires. Ils doivent se placer toujours sur le terrain de la lutte de classes, en vue de l’abolition de l’ordre capitaliste et de la socialisation des moyens de production. S’il importe que les syndicats restent autonomes dans leur mouvement d’émancipation économique, ils ne sauraient assez se pénétrer de l’idée socialiste. Beer propose à ce sujet l’exemple de l’Autriche où Parti et syndicat coopèrent sans que jamais l’action qui leur est propre y soit gênée. Ils vivent dans le plus parfait accord.
Cette règle impérative d’intime collaboration entre socialistes et syndicalistes condamne les trade-unionistes d’extrême droite, et leur fausse conception de la lutte de classes, simplement réformiste et aussi les syndicalistes révolutionnaires d’extrême gauche, qui donnent à la lutte de classes un sens hostile à toute action légale et parlementaire exercée par le parti socialiste, dont ils se séparent en traduisant lutte de classe par action directe exclusive.
Les théoriciens et les praticiens de cette école se rencontrent surtout en France et en Italie. Ces théoriciens, M. G. Sorel, un des plus savans interprètes du marxisme, M. H. Lagardelle, directeur du Mouvement socialiste, rappellent la parole de Marx : « L’émancipation des prolétaires doit être l’œuvre des prolétaires eux-mêmes. » Ils mettent en garde les syndicats contre les partis politiques et parlementaires si préoccupés de les diriger et qui n’ont, à vrai dire, de socialiste que l’étiquette. Formés de classes mêlées, où avocats, patrons, bourgeois de tout acabit, coudoient les ouvriers, ces partis n’ont ni vrai caractère prolétarien, ni purs intérêts de classe. Le socialisme n’est pour eux qu’une opinion, un dossier, non une manière de vivre. Sa réalisation les priverait de leurs rentes, de leurs agréables occupations intellectuelles. Une fois au pouvoir, ils trahiraient la classe ouvrière et mentiraient à leur programme. Reconnaître, comme ils le font, la loi démocratique des majorités, c’est nier la lutte de classes. Les syndicalistes révolutionnaires comprennent cette lutte dans son sens le plus primitif, la révolte. Ils proclament le droit de la minorité syndicaliste, de l’élite, à se placer volontairement hors la loi bourgeoise, à n’en accepter que ce qui lui plaît, ce qu’elle considère comme favorable à son action révolutionnaire. Par les grèves, par la violence, par l’état de guerre perpétuelle, latente ou déclarée, ils pèsent sur les employeurs, sur les politiciens socialistes, aussi bien que sur les Parlemens. Ils n’ont pas besoin de s’entendre avec le parti, ils l’ignorent simplement.
Rien n’est de plus contraire à la manière de voir des grands syndicats allemands, si riches, si puissans, si pondérés, qu’une tactique qui consiste à ne vouloir par principe que de petits syndicats peu nombreux, pauvres et par conséquent révoltés, très unis, très indépendans, capables d’entraîner la masse à la grève et à la révolution. Ils considèrent qu’en France ce mouvement est insignifiant, superficiel, que les Bourses ne vivent que grâce aux subventions municipales. C’est, selon Bernstein, l’enfance prolongée du mouvement syndical. Legien, un des chefs syndicaux allemands, a parlé avec le plus grand mépris de l’état d’esprit qui anime les dirigeans de la Confédération générale du Travail.
La Confédération reste séparée des socialistes unifiés et de l’Internationale. En France, au Congrès syndicaliste d’Amiens, aux Congrès socialistes de Limoges, de Nancy, à la veille même de celui de Stuttgart, a été sanctionnée l’indépendance réciproque, entre la Confédération et le parti socialiste unifié. Malgré l’opposition de M. Guesde, M. Vaillant et M. Jaurès l’ont emporté sur ce point, à une faible majorité. Cette indépendance prétendue des deux organismes ne signifie pas autre chose pour les socialistes que leur sujétion humiliée aux anarchistes et aux syndicalistes révolutionnaires de la Confédération, dont ils acceptent les théories de grève générale et les pratiques d’action directe.
M. Vaillant a expliqué, au Congrès de Stuttgart, les causes de cette séparation apparente. Il en a rendu responsables les anciennes querelles entre les sectes socialistes, les rivalités de personnes, qui, se reproduisent dans les syndicats, les ont divisés et ont fait obstacle à leur éducation, si bien qu’en France, le mouvement syndical se trouve encore dans un état embryonnaire. M. Vaillant a omis de signaler la plus récente de ces causes, celle qui a livré la Confédération aux anarchisans antiparlementaires, le ministérialisme des députés socialistes, leur collaboration avec les radicaux, les défections éclatantes de quelques-uns qui font peser sur tous les autres la défiance et le soupçon. M. Vaillant a exposé au Congrès que le développement du syndicalisme, dans les différens pays, est trop varié pour qu’on puisse établir des règles uniformes. Il contesta même à l’Internationale, à la majorité du Congrès, le droit d’imposer ces règles, voire même de les conseiller. D’après lui, l’Internationale a pour mission de coordonner les efforts variés des différens pays, non de leur suggérer des directions générales.
M. Troelstra, socialiste hollandais, qui a fait dans son propre parti l’amère expérience des syndicats anarchistes, a combattu avec passion la thèse de M. Vaillant sur l’indépendance réciproque du parti et des syndicats. « La Confédération du Travail, s’est-il écrié, est conduite par des personnes qui agissent sur des ouvriers à petites cotisations et à grandes paroles. Nous devons combattre l’anarchisme non seulement dans la vie politique, mais dans la vie économique. » (Acclamations enthousiastes.) Le parti socialiste, en France, a renoncé à faire son devoir, à mettre de la clarté dans l’esprit des ouvriers. L’orateur adjura le Congrès de ne pas accorder à M. Vaillant le vote d’approbation demandé pour un état de choses qu’il se refusait à présenter comme provisoire. Il combattit énergiquement cette autre théorie de M. Vaillant, que les décisions des congrès internationaux ne lient pas. Elles créent au contraire à chaque parti national l’obligation morale la plus étroite de les mettre à exécution. Ce serait supprimer cette obligation que d’approuver par deux votes successifs deux thèses contradictoires sur les rapports des partis socialistes et des organisations syndicales.
Et, à une énorme majorité, le Congrès a donné raison à la Commission et à M. Troelstra : 212 voix 1/2 se sont prononcées pour et 18 1/2 contre, dont 11 en France, 3 en Italie et 4 1/2 aux États-Unis. La seule satisfaction accordée à M. Vaillant a été de tolérer la lecture de sa déclaration dont nous avons indiqué la teneur. Ainsi ont été annulées les décisions de Limoges et de Nancy. M. Guesde, partisan passionné de l’union entre parti et syndicat, a obtenu du Congrès international contre M. Jaurès et M. Vaillant une éclatante revanche. C’est en même temps une victoire remportée par les Allemands contre la majorité de la section française et la Confédération du Travail, profondément antipathique à tous les pays, aussi bien aux syndicats belges, allemands, anglais, qu’aux partis politiques. Mais quelle en sera la sanction ?
Au lendemain du Congrès d’Amsterdam, M. Jaurès se soumit à la décision qui lui enjoignait de se séparer du bloc radical. Cette fois, il a presque tout le Congrès contre lui. Il lui est ordonné, ainsi qu’à M. Vaillant, d’avoir à s’entendre, à se combiner avec la Confédération générale du Travail, en obligeant celle-ci à se convertir à l’action parlementaire. Et assurément M. Jaurès est plein de bonne volonté. Cette entente avec la Confédération, cette union légitime, sont justement tout ce qu’il souhaite. Mais pour qu’il y ait accord, le consentement des deux parties est une condition indispensable. Or jamais fiancée ne se montra plus récalcitrante que ladite Confédération, ne se refusa plus obstinément à prononcer le oui sacramentel. Les citoyens Pouget et Griffuelhes se moquent des décisions des congrès socialistes ; si nous faisions usage du vocabulaire de M. Hervé, nous dirions même qu’ils s’en « fichent. » Ils l’ont déclaré insolemment dans l’Humanité même, où M. Jaurès avait eu la prévenance de leur ouvrir une tribune, désormais fermée. C’est tout ce qu’il y a de changé. La décision de Stuttgart semble destinée à rester lettre morte, à n’être qu’un papier, du moins pour les socialistes français, tant que M. Jaurès n’aura pas réussi à introduire subrepticement ses amis dans la Confédération, pour la gouverner avec eux.
Le haut intérêt de cette discussion sur les syndicats vient de ce qu’elle révèle leur ascendant croissant à l’égard des partis politiques, en Allemagne dans le sens de la modération, en France dans la voie de l’action révolutionnaire. La force et la faiblesse des syndicats se reflètent dans ces deux courans contraires.
III
De même que les rapports entre les syndicats et les socialistes, la question coloniale, question non plus d’administration intérieure, mais d’action dans les parlemens, était imposée au Congrès de Stuttgart par les circonstances.
Le caractère de la politique actuelle des grands États industriels, c’est l’Impérialisme, la conquête de nouveaux territoires, de nouveaux marchés, pour en tirer les matières premières et écouler leurs produits. Le Congrès d’Amsterdam avait fait un devoir aux partis socialistes de combattre, dans leurs parlemens respectifs, toute politique impérialiste ou protectionniste, toute expédition coloniale, de refuser le vote de tout budget militaire, de tous subsides coloniaux, et de dénoncer en même temps à l’opinion publique toute violence faite aux natifs par la classe capitaliste, tous les actes de cruauté et d’exploitation.
Cette propagande n’a pas obtenu le succès qu’en espéraient les socialistes, car ils ont constaté que, depuis Amsterdam, l’Impérialisme a toujours été s’accentuant. L’Angleterre au Thibet, les États-Unis aux Philippines, le Japon en Corée, la Belgique au Congo, la France au Maroc, les Allemands chez les Herreros, témoignent du progrès qu’a fait la politique coloniale dans la classe capitaliste de tous les États civilisés. Elle ne gagne pas seulement les capitalistes, elle tente aussi en Belgique, en Angleterre, en Allemagne, de petits groupes socialistes qui, soit par opportunisme, soit parce que les colonies ont cet avantage de développer rapidement les forces de production au profit indirect de la classe ouvrière, sont tentés de tenir compte de ce courant impérialiste. Une des causes de la débâcle électorale des social-démocrates a été justement leur intransigeance à l’égard de l’Impérialisme si populaire dans toutes les classes. Mais ces aspirations conquérantes, ces nouvelles fondations de colonies rendent plus imminent le danger de conflits internationaux. Combattre l’esprit colonial, c’est combattre le militarisme sous sa forme la plus aiguë.
C’est pourquoi le Bureau international, à l’unanimité, avait décidé de reprendre les vues exprimées à Amsterdam, de les éclaircir et de les soumettre de nouveau au Congrès de Stuttgart. Sur la question coloniale les deux tendances s’y sont heurtées. Les plus modérées ont prévalu dans la Commission, mais elles ont été corrigées par le Congrès.
La cause naturelle de la colonisation, la nécessité pour les États surpeuplés, tels que l’Allemagne et le Japon, de déborder hors de leurs frontières, a été à peine indiquée par les orateurs. L’une des raisons pour lesquelles les socialistes n’aiment pas la politique coloniale est qu’elle joue pour ces États le rôle d’une soupape de sûreté. Il nous souvient qu’un conseiller municipal de Paris se déclarait contre la pénétration des grandes compagnies de chemin de fer au cœur de Paris, parce qu’elle amènerait l’émigration, dans la banlieue, des électeurs mécontens entassés dans leur quartier. Il y a quelque chose de ce sentiment, plus ou moins conscient, chez les socialistes. Ils n’ont pas intérêt à ce que les classes ouvrières soient trop prospères, trop satisfaites.
Les orateurs radicaux du Congrès-ont apporté sur cette question des argumens primitifs. Pour M. Quelch, un Anglais, membre de la Socialdemocratic Federation, colonisation est synonyme d’exploitation, et exploitation n’a d’autre sens qu’extermination. M. Quelch s’est élevé contre la proposition faite au Congrès de demander dans les parlemens une législation internationale protectrice des indigènes : « C’est folie de croire que les gouvernemens consentent, lorsque nous voyons à La Haye siéger cette assemblée capitaliste qui n’est autre chose qu’une réunion de voleurs et de bandits. Ils n’ont d’autre but que de se mettre d’accord, pour chercher le moyen de réduire les frais de leurs vols et de leurs brigandages[2]. » L’Américain Simons constata de même que les États ne colonisent que pour le profit, que profit est synonyme de domination, et que la domination, c’est le meurtre. Les États-Unis ont envoyé aux Philippines des maîtres d’école escortés de mitrailleuses qui soulignaient leurs leçons. — Les mêmes choses ont été dites de façon moins imagée, par le député allemand Ledebour, le Polonais Karski, le Français Bracke. Nous avons été surpris d’entendre les mêmes argumens et le même langage dans la bouche de Kautsky, salué à la tribune par de longs applaudissemens. Le représentant attitré du marxisme, du darwinisme historique, vint apporter des considérations sentimentales et humanitaires que répudient d’ordinaire les disciples de Karl Marx. Il n’y a pas, d’après cet observateur superficiel, deux sortes de peuples, quoi qu’en disent les coloniaux : les peuples supérieurs et les peuples inférieurs. Au même titre que tous les prolétaires, les indigènes doivent être protégés par les socialistes contre le capital, contre la bureaucratie, contre le militarisme. Que les socialistes aillent chez les peuplades sauvages non en conquérans, mais en missionnaires, et tâchent de gagner leur confiance.
Mais le Hollandais van Kol, qui connaît les questions coloniales par expérience propre, puisqu’il a fait fortune à Java[3], a, rappelé Kautsky au sentiment de la réalité. Il a proposé à Kautsky d’entreprendre avec lui une excursion chez les nègres, afin de répandre parmi eux l’évangile socialiste, non sans quelque risque d’être dévorés : « Comment introduirez-vous des machines chez les sauvages, demandait-il à Kautsky, si vous ne les faites accompagner de soldats ! Rendrez-vous l’Amérique aux Peaux-Rouges ? » Et van Kol a assuré que Hollandais et Javanais vivent en très bons termes, font ensemble très bon ménage. Fort éloigné des déclamations démagogiques du camarade Quelch, Macdonald, au nom de l’Independent Labour party a rappelé que le nombre des colonies anglaises forment des États libres, qui s’administrent eux-mêmes. Les Anglais doivent se borner à censurer, devant la Chambre des communes, toutes les mauvaises méthodes, tous les abus africains. Quant au courant impérialiste, il ne faut pas songer à l’arrêter, sa force est irrésistible. Bernstein, l’ancien député de Breslau a assigné aux peuples civilisés le devoir d’éduquer, et par conséquent de mettre en tutelle les peuples barbares, frappés d’immobilité, et David, député de Mayence, a sommé ironiquement les socialistes anglais et les socialistes français, comme une conséquence logique de leur intransigeance, de proposer à la Chambre des communes et au Palais-Bourbon l’abandon des colonies, seul moyen radical de mettre fin aux horribles abus du capitalisme. Hélas ! bien loin de songer à cet abandon, les socialistes français et anglais ne demandent qu’à gouverner les colonies quand on le leur propose. Tel est le cas du socialiste désunifié, M. Augagneur, à Madagascar, et de Sidney Olivier à la Jamaïque. Le moyen de convertir les socialistes à la politique coloniale, consiste à les nommer potentats coloniaux.
La citoyenne Kamah, une dame hindoue en costume national, un petit drapeau à la main, est montée à la tribune pour protester contre l’exploitation des Anglais dans l’Inde. Ceux-ci tirent de ce pays annuellement 278 millions de francs, et laissent aux indigènes 7 centimes par jour. Mais qu’y peut le Congrès ? Si M. Hyndman parvenait à obtenir de M. John Morley, avec l’approbation du Parlement, l’évacuation de l’Inde, les Hindous tomberaient aussitôt sous la coupe russe, ou sous la domination chinoise, ou sous l’exploitation japonaise. Qu’ils se défendent eux-mêmes !
Dans un embrouillamini de propositions contradictoires, au milieu d’un grand tumulte, le Congrès s’est montré encore plus radical que jadis à Paris et à Amsterdam. Il a condamné en bloc et sans appel toute politique coloniale. Toutefois, comme dans toutes les décisions de ce genre, il a réservé aux députés socialistes une petite porte de sortie, en déclarant que ce système exécrable devait être non pas abandonné… mais réformé. Il y a eu sur ce point une simple majorité, sans unanimité. Une minorité parmi les délégués anglais, belges, français reconnaît pourtant aux colonies quelque avantage. Seule la Hollande s’est déclarée nettement favorable à la colonisation.
IV
Nous touchons maintenant à la question brûlante posée au Congrès de Stuttgart : Que doivent faire les socialistes de toutes les nations pour affaiblir le militarisme et empêcher les conflits d’éclater entre les nations ?
L’armée est, à leurs yeux, le rempart de l’ordre capitaliste. Les guerres nationales unissent les classes naturellement hostiles, immolent les prolétaires, favorisent les réactions. Dès les premiers congrès de l’Internationale, on avait cherché les moyens d’affaiblir les armées, de mettre obstacle à la guerre. Au Congrès de Bruxelles, en 1868, César de Paepe proposa le refus du service militaire et la cessation de tout travail. Rochefort, dans la Lanterne, indiquait la même méthode. Le 23 juillet 1870, lors de la déclaration de guerre entre la France et l’Allemagne, Karl Marx déclara dans un manifeste que l’Allemagne ne faisait que répondre à une attaque. Les socialistes lassalliens acclamèrent la guerre ; mais les marxistes, Bebel et Liebknecht, protestèrent contre sa continuation après Sedan et contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine ; ils payèrent par la prison leur démonstration courageuse. Au second Congrès de Bruxelles, en 1891, un prédicant Hollandais, Domela Nieuwenhuis, précurseur de l’hervéisme, se fit l’apôtre de la grève militaire. Il fut combattu par les marxistes. Une tentative de ce genre, œuvre d’une infime minorité, serait aussitôt écrasée. Le militarisme a ses racines et ses causes dans la société capitaliste. Tout en combattant ses excès, les socialistes ne le transformeront que dans la mesure où ils ébranleront la société capitaliste elle-même, quand, par le service obligatoire universel, ils rempliront l’armée de leurs partisans, et lorsque enfin ils seront parvenus à substituer aux armées permanentes des milices purement défensives. Un des argumens qui firent le plus d’impression sur le congrès, fut celui du Russe Plekhanow : la grève militaire, en France et en Allemagne, si elle était couronnée de succès, tournerait au profit du tsarisme et des Cosaques, inaccessibles à cette propagande.
Au cours de ces dernières années, le problème de l’antimilitarisme a pris une tournure pratique, par suite de la guerre russo-japonaise, de la révolution russe, et des événemens du Maroc. De nouveaux points noirs surgissent à l’horizon. Les jalousies et les rivalités nationales amènent l’augmentation des flottes et des armées. D’autre part, plus le mouvement prolétarien et l’organisation syndicale gagnent en extension, plus la bourgeoisie voit dans l’armée le moyen de maintenir sa domination, de tenir en respect l’ennemi intérieur. Aussi s’efforce-t-elle de fortifier l’esprit militaire, de faire de l’armée un instrument sans volonté, destiné à défendre les intérêts du capital au dedans et au dehors. Il s’agit donc d’éclairer les masses sur les dangers du militarisme et, à l’approche de difficultés guerrières, d’opposer aux « patriotes d’affaires, » comme ils disent, la solidarité du prolétariat international, aux querelles des nationalités l’unité et la fraternité des peuples[4]. Tels étaient la thèse et le problème assignés au Congrès de Stuttgart. Il siégeait parallèlement à la Conférence de La Haye et cherchait de même à obtenir une paix durable par des accords internationaux. M. Vandervelde disait solennellement à ce propos, avec moins de rudesse et autant de ridicule que le citoyen Quelch : « Les gens de La Haye savent parfaitement que la vraie conférence ne siège pas à La Haye, mais à Stuttgart. » On ne pourrait assez insister sur ce point, l’impérialisme prolétarien n’a rien du pacifisme bourgeois de M. d’Estournelles ; il est aussi belliqueux, et serait plus meurtrier, s’il parvenait à se déchaîner, que l’impérialisme capitaliste.
C’est à l’instigation des socialistes français, malgré l’opposition obstinée des social-démocrates allemands, que l’antimilitarisme fut mis à l’ordre du jour par le Bureau international, dans ses séances du 4 au 6 mars 1906.
À partir de 1889, la France est devenue un foyer de l’antimilitarisme, des attaques les plus audacieuses contre la discipline et contre l’armée. On y voit ceux qui invoquent la justice s’allier aux ennemis de toute loi et de toute justice, et les hommes au pouvoir, les socialistes, les anarchistes, travailler fraternellement à la ruine de l’autorité, au mépris des officiers, à la démolition de l’armée. Les André et les Pelletan se sont montrés dans cette entreprise les dignes précurseurs des Yvetot et des Hervé. Le mouvement n’a pas eu de peine à se répandre dans les classes ouvrières ; l’œuvre de « chambardement » a porté ses fruits. La Confédération générale du Travail s’est fait une spécialité de propagande antimilitariste et antipatriotique, et l’hervéisme gagne l’enseignement primaire, grâce au zèle des instituteurs dévoués à la cause.
Mais il n’est pas aisé de suivre cet exemple. La France est le seul pays où l’on crache impunément sur les officiers et sur le drapeau. Pour n’être pas souverainement dangereuse, au point de vue de l’internationalisme pur, cette propagande devrait être simultanée. Or elle n’a rencontré aucun écho en Allemagne. Bebel a exécuté sévèrement à Mannheim les contrefaçons de l’hervéisme que Karl Liebknecht tentait d’introduire dans le parti. Au moment aigu des affaires du Maroc, les Allemands se sont révélés profondément apathiques. M. Griffuelhes, envoyé en mission à Berlin pour organiser une entente avec les syndicats allemands, en vue d’une démonstration commune, a été éconduit, et il est revenu bredouille. M. Jaurès, au dire d’un socialiste italien, M. Claudio Trêves, encourait une lourde responsabilité, par le secours qu’il apportait à la diplomatie allemande, tandis qu’aucun social-démocrate ne songeait à procurer un appui équivalent à la diplomatie française.
Il s’agissait de faire sortir les Allemands de leur inertie et de leur torpeur, si compromettantes pour les antimilitaristes français, d’obliger ces Allemands si lourds et si forts à se mettre enfin en branle, avec leurs 500 000 adhérens et leurs 1 500 000 syndiqués, à prendre, en cas de guerre, devant le Congrès, un engagement solennel, tout au moins d’obtenir d’eux une affirmation de principes qui les lie pour l’avenir.
C’est pourquoi, aux Congrès de Limoges et de Nancy, les socialistes français avaient discuté la motion qu’ils comptaient présenter à Stuttgart. Malgré l’opposition de M. Guesde qui combattait toute action antimilitariste séparée, toute intervention socialiste, et voulait qu’en cas de guerre les camarades remplissent leur devoir de soldats, sauf à entreprendre la révolution après, — M. Jaurès et M. Vaillant faisaient voter une formule qui préconisait, en cas de guerre offensive, l’insurrection et la grève ouvrière. C’était une concession aux idées régnantes dans la Confédération du Travail. À la veille du Congrès de Stuttgart, M. Vaillant conjurait Bebel de se rallier à la décision de Nancy. Bebel fit la sourde oreille.
Trois motions étaient en présence. Celle des Français déclarant qu’un pays attaqué a le droit de compter sur le concours de la classe ouvrière de tous les pays, et ajoutant qu’il faut employer, pour prévenir la guerre, tous les moyens, « depuis l’intervention parlementaire jusqu’à la grève ouvrière et l’insurrection. » Les Allemands se contentaient de dire : « Quand une guerre menace d’éclater, les travailleurs des pays concernés et leurs représentans sont obligés de faire tout leur possible pour éviter que la guerre n’éclate, en recourant aux moyens qui leur semblent les plus efficaces, et dans le cas où elle éclaterait quand même, ils devront faire en sorte qu’elle prenne fin rapidement. » Remarquez le vague de cette formule bénigne, son élasticité : faire son possible, faire en sorte. Enfin, les Belges ajoutaient à la motion allemande un paragraphe transactionnel, qui accentuait la motion allemande, sans cependant mentionner comme la motion française la grève et l’insurrection. La motion belge était ainsi conçue : « Le Congrès n’entend pas limiter le choix des moyens pour empêcher la guerre, mais il subordonne ce choix aux circonstances de temps et de lieu, et surtout à la puissance positive du prolétariat au moment décisif. »
C’est sur ces trois motions qu’une commission nombreuse a été appelée à délibérer. Les meilleurs orateurs ont pris la parole, et ce furent les seules séances vraiment intéressantes du Congrès ; mais la presse bourgeoise en était sévèrement exclue, et nous n’en avons eu que l’écho.
Le premier qui parla fut Bebel, pour dire qu’Hervé n’avait rien inventé. Il avait seulement repris la vieille thèse de Domela Nieuwenhuis, la grève militaire condamnée jadis à Bruxelles. Il n’est pas vrai que la patrie soit chose négligeable, qu’il soit indifférent d’obéir à des hommes d’une autre langue et d’une autre race. Interrogez sur ce point les Alsaciens et les Polonais. Si les socialistes allemands parlaient d’insurrection et de grève, ils tomberaient sous les articles du code pénal, et s’ils se déclaraient antipatriotes, ils perdraient leurs électeurs. La guerre périra d’elle-même, par l’excès de ces tueries, et parce qu’elle menacera d’écroulement la société bourgeoise. La prochaine guerre sera la dernière. La propagande d’Hervé, concluait Bebel, est dangereuse pour la paix, car elle démilitarise la France, rend plus audacieux le parti militaire allemand, et augmente les chances de conflit. — Et Hervé de répondre : « Je ne sais si ma campagne antimilitariste est suivie avec intérêt par l’État-major allemand, mais ce que tout le monde sait, c’est que l’attitude de la Social-démocratie allemande est un sujet d’étonnement et de tristesse, elle paralyse notre action. » Sur ce, M. Hervé qui aime les expressions fortes, au lieu de s’écrier avec le poète « maudite la patrie décevante » s’est « fiché, » pour la centième fois, de la patrie française et de la patrie allemande ; puis il a mis Clemenceau dans le même sac que le Kaiser ; il a répété cet axiome : « Notre patrie, c’est notre classe ; il n’y a de patrie que pour les gens qui mangent bien, » et il a reproché aux Allemands d’avoir institué cette variante : « Prolétaires de tous les pays, massacrez-vous. » Il a, de plus, adressé aux camarades allemands force rebuffades, des offenses même : « Vous êtes des machines à voter et à cotiser, des bonnes pâtes de bourgeois, des révolutionnaires métaphysiciens, » autant dire des révolutionnaires en robes de chambre et en pantoufles. Il leur a enfin posé cette question : « Que feriez-vous si nous demandions l’arbitrage auquel votre gouvernement refuserait de consentir ? » Silence des Allemands. « Allez ! vous n’êtes bons qu’à obéir comme des cadavres à votre Kaiser Bebel ! » Ici les délégués allemands se sont levés comme un seul homme, secoués à la fois par la surprise et par l’indignation que leur causait un pareil langage.
M. Jaurès, que le discours d’Hervé avait au contraire plongé dans le ravissement, et qui sans doute ne désapprouvait pas ses invectives, blâma cependant, de même qu’à Nancy, ses paradoxes. Il dit aux Allemands qu’il tenait plus à l’esprit qu’à la lettre de la motion française, ce qui impliquait l’abandon des termes de grève et d’insurrection, qu’il s’agissait d’empêcher que la bourgeoisie n’eût le droit de proclamer la faillite de l’Internationale.
Vollmar se montra encore plus sévère pour Hervé que ne l’avait été Bebel. Il rendit à juste titre M. Jaurès responsable de la présence d’Hervé dans le parti d’où il devait être exclu. On ne saurait empêcher la guerre par d’enfantines conspirations de caserne. La guerre est compromise par la croissance même des armées. Il faut s’adresser à l’opinion, laisser aux Allemands le choix des moyens, faire une propagande pacifique. Vollmar, ancien officier, répudia toute action positive contre la guerre.
L’Autrichien Adler, qui sut si bien conduire son parti à une brillante victoire électorale, a constaté que les Français n’ont de goût que pour une politique décorative. Jaurès a dit : Nous voulons joindre à l’action parlementaire l’action hors du Parlement. Les Autrichiens ont suivi la méthode inverse. Ils ne font plus que de la politique parlementaire. La sympathie d’Adler pour les Français est en raison de la distance kilométrique qui les sépare. La conception antimilitariste des Allemands et des Autrichiens n’a aucun rapport avec l’hervéisme. Il ne s’agit pas de désorganiser l’armée, il faut la gagner, en y introduisant des socialistes en nombre croissant, en la transformant peu à peu en une armée prolétarienne. En cas de guerre, on ne peut savoir d’avance ce qu’on serait capable de faire. L’important, c’est l’éducation quotidienne du prolétariat. Adler compte surtout sur l’éducation de, la jeunesse[5].
Un Anglais est venu déclarer ensuite qu’avec le système d’une armée mercenaire une propagande antimilitariste serait absurde dans le Royaume-Uni. On donnerait des armes aux partisans de la conscription. Un seul délégué s’est proclamé partisan de l’hervéisme intégral, un juif polonais répondant au nom de Weiss, égaré dans la section italienne. L’hervéisme, s’il faut en croire Weiss, fait merveille en Italie. Hervé n’est pas un isolé, un excentrique, il a des troupes derrière lui. Son esprit agit comme l’étincelle qui fait jaillir la flamme…
Bref, on ne put parvenir à s’entendre. La Commission générale nomma une sous-commission des Quinze qui ne fut pas plus heureuse ; finalement, les Quinze constituèrent une dernière sous-commission hermétique des Trois ; Jaurès d’un côté, Adler de l’autre et Vandervelde au milieu pour concilier les contraires. La sous-commission finit par accoucher d’une étonnante résolution, la plus longue qui ait été jamais votée à un congrès. Ce « document historique » ce « manifeste mondial » prétend donner satisfaction à tout le monde, et se contredit, du tout au tout, en désirant concilier les deux conceptions opposées qui résultent des discussions que nous venons de résumer.
Tous les socialistes condamnent également le militarisme bouclier de la bourgeoisie, et la guerre au profit des capitalistes, d’après leurs théories, mais Guesde, Bebel, Adler, partisans de l’armée au service du prolétariat, veulent qu’on laisse intact cet instrument souverain pour qu’à un moment donné les socialistes n’aient qu’à en changer la poignée et la direction, à le tourner contre la société existante. Avec le service militaire obligatoire et universel, les soldats et les sous-officiers socialistes deviendront de plus en plus nombreux ; il ne restera qu’à transformer le commandement. N’avons-nous pas assisté en France à un effort analogue tenté par la franc-maçonnerie en vue de mettre « l’armée dans sa poche. » Les socialistes ne seront les maîtres que le jour où, en majorité au Parlement, ils disposeront légalement de la force publique. Les révolutions ne se font pas contre l’armée, mais avec elle. D’ici là, en cas de guerre, Guesde, Bebel et leurs partisans sont hostiles à toute action indépendante des socialistes, parce qu’ils la jugent frappée d’impuissance. La motion proposée au Congrès donne pleine satisfaction à cette tactique dans le passage suivant :
Les guerres sont donc de l’essence du capitalisme et ne cesseront que par la suppression du système capitaliste, ou bien quand la grandeur des sacrifices en hommes et en argent exigée par le développement technique militaire et la révolte provoquée par les armemens auront poussé les peuples à renoncer à ce système.
Un peu plus loin, la même motion soutient la thèse diamétralement opposée, cette que M. Hervé, M. Jaurès, M. Vaillant ont fait voter au Congrès de Nancy contre M. Guesde, qu’ils ont défendue à Stuttgart contre Bebel, et qui recommande une action énergique, une propagande spéciale contre une guerre imminente, action et propagande dont les lignes précédentes indiquaient implicitement l’inanité :
Si une guerre menace d’éclater, c’est un devoir pour la classe ouvrière dans les pays concernés, c’est un devoir pour leurs représentais dans les Parlemens, avec l’aide du Bureau international, force d’action et de coordination, de faire tous leurs efforts pour empêcher la guerre par tous les moyens qui leur paraissent le mieux appropriés et qui varient naturellement selon l’acuité de la lutte de classe et la situation politique générale. Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste.
Cela revient à dire qu’on aura recours, le cas échéant, à l’insurrection et à la grève. Le sens de la motion de Nancy est là tout entier, à défaut des mots inacceptables pour les Allemands. Au lieu de désigner et d’énumérer les moyens à employer dans l’avenir sous forme de vœux, la motion rappelle ceux qui ont été employés dans le passé, et l’énumération en apparaît singulièrement exagérée : l’entente des Trade-Unions anglaises et des syndicats ouvriers français après Fachoda, pour assurer la paix, l’action du parti socialiste au Parlement français et au Parlement allemand dans la crise du Maroc… les héroïques sacrifices des socialistes de Russie et de Pologne pour empêcher la guerre déchaînée par le tsarisme, autant de moyens d’action qui, même en Russie, n’ont pas atteint leur objet propre. Enfin, le manifeste prône l’éducation antimilitariste de la jeunesse, que certains instituteurs hervéistes pratiquent en France avec succès.
Présentée au Congrès par M. Vandervelde, avec un commentaire où il risqua le mot de combat des masses, mais non ceux de grève et d’insurrection, cette motion fut votée à l’unanimité. Si on l’eût discutée, c’est alors qu’auraient éclaté les divergences. Nous y avons perdu les grands duels oratoires du Congrès d’Amsterdam. Mais toute parole eût été dangereuse pour les Allemands. Seul M. Hervé s’est fait entendre, malgré les efforts de ses amis et du Président pour lui imposer silence. Il ne lui a été permis que de prononcer trois mots contre la clôture, de signaler l’étranglement et l’escamotage de la discussion. M. Hervé ne pouvait admettre que l’approbation de Bebel et de Vollmar, « ces deux vieux sous-offs de la landwehr, » figurât à côté de la sienne, après les paroles qu’ils avaient prononcées contre lui, au sein de la Commission. Il somma en vain la section allemande de déclarer, par une voix autorisée si oui ou non elle était d’accord avec le patriotisme de ses chefs.
M. Hervé prétend qu’il triomphe et il prend M. Jaurès sous sa protection ; les Allemands semblent battus, Bebel est mécontent, le Congrès a rendu sa position plus difficile. On peut être assuré cependant que les Allemands ne dévieront pas d’un iota de leur tactique habituelle, qui leur est tout d’abord commandée par la solidité du régime sous lequel ils vivent. Et cela condamne l’action antimilitariste de M. Hervé et celle de M. Jaurès.
Les social-démocrates allemands comprennent l’antimilitarisme de tout autre façon que les Français. Ils n’ont pas peur de la prison comme l’insinuait Hervé. Ils joueraient même volontiers le rôle de martyrs à la condition que cela fût utile à leur cause. Le « préjugé patriotique, » que déteste M. Hervé, est infiniment plus fort parmi les socialistes eu Allemagne qu’en France : l’unité allemande est trop récente et leur est trop nécessaire, pour qu’ils en fassent bon marché. À la fin de son livre De l’Allemagne, Henri Heine, dans une prophétie célèbre, avertit les Français que le tonnerre allemand n’est pas très leste, qu’il vient en roulant un peu lentement, mais qu’il viendra… Toujours l’Allemagne retarde. Nous voilà dégoûtés du parlementarisme ; ils ne l’ont pas encore atteint. Ils commenceront à poser les premières pierres de leur république sociale quand nous aurons déjà mis la nôtre à bas. Non, il n’est pas raisonnable à MM. Hervé, Vaillant et Jaurès, il n’est pas psychologique d’exiger que les flegmatiques Allemands marchent du même pas que les Français impulsifs, criards, sautillans et légers. Il n’y a pas, si l’on veut, sur la question du militarisme et de la guerre, opposition absolue de principes entre Allemands et Français : mais dans l’application, qui est essentielle, les Allemands restent en arrière, isolés, et rendent caduque toute l’entreprise. L’hervéisme et le syndicalisme, les deux nouvelles modes que les Français, toujours avides de nouveautés, sont venus déballer à Stuttgart, y ont été sifflées par les Allemands, et devront repasser la frontière[6].
V
Quelle est en dernière analyse l’importance de ce Congrès ? Que représente-t-il en quantité, force et qualité ?
Vingt-sept nations étaient représentées. Jamais les délégués, venus de toutes les parties du monde, du Japon, de l’Argentine, des États-Unis, de l’Afrique du Sud, de la Russie, n’étaient accourus aussi nombreux : 460 à Amsterdam ; à Stuttgart, ils s’élevaient à 880. Une telle foule rendait les discussions publiques impossibles ; le Congrès dut pour ainsi dire se borner à enregistrer les décisions des commissions. Cent cinquante députés socialistes aux divers Parlements dont beaucoup d’avocats figuraient parmi les délégués. D’après les rapports présentés au Congrès par les diverses nationalités, les socialistes ne possèdent en moyenne, dans chaque Parlement, qu’un dixième des sièges, et ils n’ont aucun représentant dans les Chambres hautes, sauf en France, où un unifié a forcé la porte du Sénat. Il était seul de son espèce, et la mort vient de nous l’enlever. Après vingt années de combats considérables, les socialistes n’exercent que peu d’influence dans les corps élus. Aux États-Unis, en Allemagne, leur action est néant. En France, où, grâce à la désorganisation générale, ils avaient pris quelque ascendant, ils baissent au Palais-Bourbon, et le retour de Stuttgart n’est pas fait pour les rehausser.
Leur puissance intellectuelle n’est pas plus frappante que celle des autres partis politiques. Il est rare de découvrir dans leurs discours le sens de la réalité, de la complexité des questions sociales, et d’y rencontrer des idées neuves, hardies et pratiques. Ils vivent de vieilleries. Mais ils ne s’adressent pas à des gens cultivés, doués de sens critique. Ils cherchent à fasciner les masses par leur éloquence pathétique, à exercer sur elles une grande influence, et cette influence n’est pas négligeable car ces masses ne sont pas insignifiantes. On peut les estimer à huit ou dix millions d’hommes répandus dans le monde entier, dont les socialistes s’efforcent de pétrir le cerveau et le cœur, en faisant appel à la fois à leurs intérêts matériels et à un idéal de liberté, d’égalité, de fraternité, emprunté à la Révolution française. Le double contraste entre l’utopie humanitaire et les intérêts pratiques dont ils doivent tenir compte, se retrouve dans toutes les décisions des congrès.
Vers quelle forme de société prétendent-ils conduire ces foules qui les suivent aveuglément ? Ils déclarent eux-mêmes l’ignorer absolument. La Conférence interparlementaire, réunie à Stuttgart à l’occasion du Congrès s’est occupée de l’avenir. Le député hollandais Troelstra a posé une question indiscrète ; le moment n’était-il pas venu d’étudier un système politique particulier, de rechercher comment l’État pourrait être constitué en un système socialiste, distinct de la politique bourgeoise et du socialisme d’État bourgeois ? M. Vaillant a jugé la recherche presque impossible. M. Jaurès, rappelant sa proposition d’exposer par le détail l’appareil juridique de l’État futur, a ajouté, avec belle humeur, qu’heureusement il n’avait pu mener l’entreprise à bonne fin, parce qu’il s’était trouvé souffrant. Toujours sarcastique, le docteur Adler déclara qu’il avait la vue un peu basse, sur ces questions d’avenir, mais que la vue à distance n’était pas une vertu : si l’on nommait une commission pour ordonner toutes les propositions qui surgiraient à ce sujet, et si l’on cherchait à les concilier, on mettrait en danger non le mouvement socialiste, mais la santé de ses membres. Bref, les socialistes travaillent de leur mieux à détruire la société actuelle, sans savoir le moins du monde par quoi ils la remplaceront.
Nombre d’entre eux, en attendant, s’accommodent fort bien de notre société bourgeoise. Ils en dénoncent les abus, les privilèges, mais ils en jouissent sans remords ; ces éducateurs du peuple, ces anticapitalistes, se recrutent parfois chez les ploutocrates. Aussi y a-t-il quelque mauvais goût de leur part à déclamer contre le capital, « ce vampire qui suce le sang des ouvriers. » De même qu’une partie de la noblesse se jeta dans la Révolution, des fils de famille se précipitent aujourd’hui vers le socialisme. Molière a peint le bourgeois gentilhomme : quel auteur dramatique nous mettra sur la scène le bourgeois prolétaire ? Ils abondent au Congrès. Voici le président si autoritaire, M. Singer, patron, enrichi par sa fabrique de manteaux pour dames ; M. Bebel, l’heureux héritier de deux cent mille marks qu’il s’est bien gardé de refuser ; M. Furnémont, qui route en bel équipage ; M. Sudekum, le Brummel de la social-démocratie allemande, légendaire par ses cravates, le ravisseur chevaleresque de la princesse de Saxe. Combien ont quitté Stuttgart en automobile aristocratique ! M. Vandervelde a comparé les socialistes aux premiers chrétiens : tous ne manifestent pas la même horreur pour la corruption du siècle. Un délégué à Amsterdam nous citait un de ses camarades, qui, par amour désordonné du capital, venait d’épouser une infante aussi riche que laide. Le monde des femmes socialistes est aussi varié que celui des hommes. Elles étaient légion à Stuttgart. L’assemblée qu’elles ont tenue a été des plus houleuses. Le Congrès vota pour elles le droit de suffrage. Mais la différence de leurs manières et de leurs toilettes blessait le sentiment d’égalité. Quelques ladies, qui n’auraient pas été déplacées à la Cour, coudoyaient de petites Russes en blouses noires, d’aspect doux et recueilli, toujours prêtes au sacrifice, et qui deviennent aisément meurtrières et lancent leurs bombes, par amour de l’humanité. Des juifs étaient venus nombreux de Russie, de Pologne, d’Autriche et d’Allemagne. Dans les pays où ils ne jouissent que d’une égalité imparfaite, ils se joignent aux partis socialistes qui les accueillent et ils se servent de la force croissante des classes ouvrières contre leurs adversaires et leurs oppresseurs. Les pays à l’est de l’Europe possèdent un prolétariat juif irréconciliable, dans sa misère et son abjection. Théoriciens, journalistes, orateurs, chefs politiques, les intellectuels parmi les juifs forment, depuis Karl Marx et Lassalle, l’état-major de l’Internationale rouge, organisée en partie par eux, en opposition à l’Internationale dorée où leurs coreligionnaires jouent pourtant un rôle qui n’est pas moindre.
Ce monde de dirigeans si mêlé où se rencontrent à côté d’aventuriers, de déclassés, des enthousiastes, des fanatiques, ne doivent pourtant pas faire oublier que les trois quarts jusqu’aux cinq sixièmes de toutes les unions prolétariennes étaient représentées au Congrès. Les directeurs de ces Unions sont, pour la plupart, des esprits pratiques, des administrateurs remarquables. Ils formaient les meilleurs élémens du Congrès, et, au point de vue des résultats, il serait sans doute à souhaiter que la direction de l’Internationale passât entre leurs mains. La seule question d’un intérêt exclusivement ouvrier, l’émigration et l’immigration des travailleurs, a été à peine effleurée à Stuttgart, bien qu’elle figurât à l’ordre du jour. Le président a même refusé d’accorder la parole à un délégué anglais qui représentait des centaines de mille de commettans. Seule la politique passionne ces politiciens qui ne visent qu’à dominer, tandis qu’ils persuadent aux ouvriers qu’ils ne combattent que pour la cause sainte et sacrée du travail et de la paix[7].
J. Bourdeau.
- La lourdeur, le traditionalisme, l’absence d’ardeur révolutionnaire dans la social-démocratie allemande, sont encore attribuables à ce fait qu’elle fait vivre tout un monde d’employés, de petits fonctionnaires du parti qui ne songent qu’à conserver leur situation.
- Après des explications et des sortes d’excuses jugées insuffisantes, M. Quelch fut prié par le gouvernement de quitter le Wurtemberg, pour le punir d’avoir employé des expressions sans nuances et négligé le précepte suaviter in modo.
- L’anarchiste Domela Nieuwenhuis reprochait un jour à van Kol l’origine coloniale de sa fortune Pour toute réponse, van Kol publiait une lettre de son accusateur, le priant de faire fructifier dans des entreprises coloniales 20 000 florins qu’il proposait de lui envoyer.
- Vorwaerts du 14 juillet.
- L’institution internationale socialiste des Jeunes gardes, vouée à la propagande antimilitariste, compte actuellement 59 000 membres, dont 6 800 en Allemagne, sous la direction de Frank à Mannheim et de Karl Liebknecht à Berlin. Très étroitement surveillées en Prusse, ces associations sont souvent dissoutes par la police.
- La présence de M. Hervé était bien mieux indiquée au congrès anarchiste et antimilitariste réuni à Amsterdam, grâce à l’initiative de Domela Nieuwenhuis, quelques jours après celui de Stuttgart, et où le sabotage a été recommandé aux ouvriers des arsenaux en même temps que la grève et le refus du service militaire.
- Sur le Socialisme international et le Congrès on consultera avec fruit : Werner Sombart, Sozialismus und Soziale Bewegung, 3e édition, 1905, le meilleur ouvrage et le plus complet sur l’ensemble du mouvement socialiste contemporain, théorique et pratique. — Du même auteur, dans la Revue Morgen (Berlin), nos 11 et 12, deux articles sur le Congrès international de Stuttgart. — Michels, un socialiste allemand, a publié dans l’Archiv für soziale Wissenschaft und Soziale Politik, juillet 1907, un long et intéressant réquisitoire contre la Social-démocratie allemande. — Dans la Revue socialiste, août, M. Fournière, sous ce titre : la Course à l’abîme, prédit à M. Jaurès, poussé par les anarchistes, la culbute au bout du fossé. — Les Sozialistische Monatshefte, juillet, août 1907. — La Neue Zeit, 31 août. — Les Temps nouveaux, 31 août. — La Revue Bleue du 7 septembre, Socialisme français et Socialisme allemand, par M. Paul Louis. — Les rapports en deux volumes des organisations ouvrières publiés par le Bureau international socialiste, Bruxelles, 1907, — Les délibérations du Congrès dans le Vorwaerts du 24 au 26 août